Charlotte Puertas : Cela fait quelques années que tu travailles sur les chantiers, pourquoi les chantiers ?
Céline Domengie : Cette question fait remonter de vieux souvenirs. En 2001, je vivais à Toulouse près du chantier de l’actuelle médiathèque. Chaque jour j’assistais à ce spectacle : des poutres qui dansent, un immense légo rouge en mouvement sous un ciel bleu. Malévitch, Mondrian… Un mouvement
perpétuel, changeant à chaque seconde qui passe, comme un tableau en train de se faire !
Le chantier est un moment bien particulier où l’architecture est en processus, où elle n’est pas encore un monument. Suivre un chantier, c’est un peu comme lire un bon polar, dont l’intrigue rondement menée est sans cesse renouvelée, on prend plus plaisir à être tenue en haleine qu’à connaître le dénouement final. Mais le chantier a aussi une dimension négative. En modifiant le paysage urbain, il gêne parfois la circulation. Il ne représente pas quelque chose de rassurant. Comme la pensée grecque nous a légué cette idée que le beau est synonyme d’équilibre et de permanence, le chantier amène dans la ville une instabilité dérangeante, qui est d’ailleurs cachée au public : interdiction d’entrée. Cette interdiction est intéressante, elle est l’indice d’une rupture : dans les cas de construction d’équipement public, l’espace du chantier est retranché à l’espace public, bien que financé par les impôts.
Oui, c’est vrai, le chantier c’est un espace confidentiel, réservé aux professionnelles. Comment as-tu pu y rentrer en tant qu’artiste ?
Ça dépend des sites et des projets. Pour mes premières investigations, je n’ai pas toujours attendu les autorisations… (rires) mais comme rien n’a été montré en public ça n’a pas posé de problème. Pour l’installation À lier… sur le chantier de la gare d’arrivée du tramway à Mérignac, je n’ai pas travaillé dans l’espace de la construction, mais sur son mobile, c’est seulement le fruit de mon travail que j’ai fait rentrer sur le chantier, et dans ce cas c’est avec le maître d’ouvrage que j’ai travaillé. J’ai installé une photographie géante sur le chantier (six mètres sur dix) pour créer un lien entre le chantier et la population, et dire « regarder pourquoi on construit ». Ce fut un long processus de négociation sur le choix de l’image. Plus tard, au Panama, quand j’ai préparé le projet Pénélope, je suis entrée en contact avec des chefs de chantiers et des maîtres d’œuvres (architectes) car j’ai visité beaucoup de sites. Aujourd’hui, l’accès au chantier du collège de Monflanquin, m’a été accordé dans un premier temps par le maître d’ouvrage (Conseil Général de Lot-et-Garonne), mais c’est aussi la confiance du chef de chantier qu’il a fallu gagner pour qu’il accepte ma présence régulière tout au long des quatorze mois de travaux. L’accès aux chantier demande du tact et de la diplomatie…
Est-ce que tu pourrais me parler de ce projet à Monflanquin, Genius Loci ?
À Monflanquin, c’est un nouveau collège qu’il s’agit de construire. J’avais depuis longtemps l’envie de suivre un chantier depuis sa naissance jusqu’à son aboutissement final, de l’approcher non pas de façon ponctuelle, mais d’aller plus en profondeur, d’explorer sa complexité en tant qu’événement global. Construire n’est pas un acte sans conséquences, ça se conjugue avec réorganiser, vider, détruire. Pour Monflanquin, le déménagement du collège et son déplacement géographique à deux kilomètres : c’est l’absence symbolique des collégiennes au cœur du village, c’est la présence d’un nouvel équipement public communal et départemental, c’est le développement d’une zone périurbaine, c’est une source d’activité économique pour le BTP, etc… C’est aussi une page de l’histoire monflanquinoise qui se tourne. Depuis le début des travaux en juin 2010, j’explore le processus de construction, à travers toutes ces strates, car je crois que c’est la combinaison de toutes ces données qui forme l’âme d’un lieu, son génie, en latin son genius loci.
C’est une enquête artistique que tu mènes ?
Oui, Genius Loci est d’abord un travail de terrain, de collecte photographique et sonore. C’est aussi une recherche sur la forme que peut prendre une œuvre d’art au fur et à mesure qu’elle est bâtie, autrement dit, comment donner à voir un travail en cours de processus. Je veux montrer que la création est un acte d’élaboration.