de l’intervalle aux inquiétudes

Franz Kreysler, 2013

un espace indicible ? s’inscrit dans le travail de Guillaume Hillairet comme un point de rencontre, un moment où les pleins et les déliés d’une écriture plastique trouvent surface sensible à une expérience qui entame un dialogue entre contenants et contenus. Ressorts de l’exposition, les oscillations dehors/dedans, fait/à faire, absent/présent, dit/tu, caché/apparent, rythment le parcours à l’intérieur de la structure architecturale pensée par Le Corbusier pour la maison Gratte-ciel. La membrane qui régit les échanges liés à ces mouvements apparemment contradictoires, si fine soit-elle, est notre présence de spectateur au sein du dispositif. un espace indicible ? nous propose une expérience des intervalles.

L’espace indicible pour Le Corbusier serait la propension au sein d’une architecture à ne pas pouvoir en exprimer la dimension harmonique, mais à la ressentir dans une indicibilité esthétique {note}1. Il y a un jeu du sensible entre construire (élaborer) et éprouver le construit (habiter), à l’intérieur de cet intervalle se pose la question de l’exposition telle qu’elle est désignée par son titre : un espace indicible ?

Lorsque l’on arrive par la rue Le Corbusier, avant même de pénétrer dans la Maison Municipale Frugès, deux œuvres nous interpellent. Nous sommes déjà saisis par l’envie de nous engager plus avant dans le bâtiment et à la fois de rester encore là dehors pour observer le dialogue qui s’instaure entre les deux installations. À travers la baie vitrée du rez-de-chaussée, on perçoit la lumière blafarde des néons de construire avec le(s) reste(s), qui de l’intérieur sous la maquette de la cité, nous invite à trouver un positionnement, à faire un choix lié à l’ambivalence sémantique des parenthèses. Puis, en prenant un peu de recul, glissement, panneaux de bois peints disposés derrière les fenêtres du deuxième étage. Les traits et les couleurs semblent déjouer nos attentes en matière de représentions. Les lignes de perspective qui devraient nous donner à lire les prémisses d’un agencement intérieur de la chambre ne sont pas là. Il y a littéralement un glissement qui ne laisse en rien présager de ce qui se trame au-delà. Il y a ce désir, d’aller dans l’envers du décor, inaccessible depuis la rue, et qui ne sera jamais satisfait même une fois dans la chambre.

Comment habiter est un préambule à toutes les propositions plastiques que nous dévoile Guillaume Hillairet dans l’exposition – habiter : occuper habituellement un lieu.

Rentrons maintenant à l’intérieur de la maison Gratte-ciel. Depuis le mois de juin 2012, Guillaume Hillairet séjourne régulièrement dans la Cité Frugès, flânant dans les rues, croisant les habitantes, discutant du projet d’exposition, disposant son bureau sur le toit-terrasse de la Maison Municipale. Apparaissent alors les potentialités formelles que peut déclencher le principe de construction des sept types de maisons de la Cité. Le Corbusier utilisa ce qui à l’époque était le volume le plus simple et le plus grand disponible fait de poutres en béton : un cube de cinq mètres par cinq, et ce module divisé en deux. Qu’arriverait-il si ce jeu de construction se retrouvait entre les mains des enfants habitant la Cité Frugès aujourd’hui ? La vidéo un principe d’adaptation témoigne de cette étrange expérience démiurgique, mais avant de la visionner dans le boudoir, on atteint le haut des escaliers qui mènent au premier étage. Lorsque l’on pénètre dans la pièce à vivre, si singulièrement élaborée par Le Corbusier, que notre regard et notre corps sont contraints à un panoramique, accompagnant la ligne des fenêtres en arrière-plan, la présence du jeu de construction en bois au sol suscite un besoin presque irrépressible de jouer avec les cubes colorés, et de composer une autre partition. un principe d’adaptation nous incite à penser/expérimenter l’agencement primitif de l’espace à partir d’éléments simples (cubes pleins et vides), car sans équivoque la « spatialité appartient de manière essentielle à l’existence. » {note}2.

Ce qui est indicible révèle et relève à n’en pas douter d’une situation élastique de la perception, comme le sens d’un mot désignant un objet, pourrait graviter autour de l’objet indéfiniment sans véritablement approcher une définition de celui-ci. Cette indicibilité est une appétence, une inquiétude au sens où Leibniz la décrit comme une multitude de « petites sollicitations imperceptibles qui nous tiennent toujours en haleine, ce sont des déterminations confuses, en sorte que souvent nous ne savons pas ce qui nous manque. » {note}3. Cette inquiétude, source de désir, naît des laps de temps qui émergent dans les dispositifs de Guillaume Hillairet. Ce qui se dessine ici par extension est l’attente, au sens propre comme au figuré. Les moments de confrontation avec les lieux et les formes qui nous font face, engendre ces laps de temps, qui nous posent. Avec descriptif, cette sollicitation passe par des mots. descriptif est une série de QRcodes, présentée sous la forme d’un livret dans le boudoir, qui nous engage dans un échange entre la représentation mentale d’un lieu et l’espace qui nous contient à ce moment précis de la lecture. Chacune est projetée dans un ailleurs qu’il ou elle façonne à l’aide de son imagination. Nous quittons la maison Gratte-ciel pour un extérieur fugace, réel ou non, à l’aune de l’image qui se dessine en nous à l’apparition des quatre-vingts bribes de texte.

Je me remémore en parcourant un espace indicible ? cette image qui montre Gordon Matta-Clark menant à bien Conical Intersect à Paris en 1975. Il scie une énorme poutre en bois, assis sur le rebord d’un plancher/plafond qu’il vient d’ouvrir, produisant une béance propre à nous faire basculer dans cet irréductible trouble qu’est la dissolution des limites, et à nous remettre au centre des choix à faire, de nous poser dans cet intervalle incertain qu’est l’acte d’habiter. J’ai la conviction que des actes formels permettent que s’immiscent en nous ces agréables inquiétudes.

Empruntons le second escalier qui conduit à l’étage des chambres, d’un espace ouvert à vivre collectivement, nous nous dirigeons vers deux lieux clos liés à l’intimité. L’expérience se déplace, notre position se décale au fur et à mesure de la montée des marches. Une porte close à notre droite et une ouverte à gauche, en face une meurtrière qui nous laisse apercevoir le paysage environnant.

Il n’y a pas d’être-dans (le monde) sans une spatialisation existentielle comme nous l’a fait remarquer Peter Sloterdijk à propos de la pensée de Heidegger dans Être et Temps. Nous sommes toujours à l’intérieur de quelque chose qui lui-même est à l’intérieur d’autre chose, à côté d’autres éléments dont l’ensemble se trouve encore une fois contenu dans une forme englobante plus ample. Nous sommes continuellement dans un enchaînement de contenants, qui tour à tour et conjointement sont contenus et contiennent. Une fois la porte fermée poussée, projection IV propose auà la spectateurrice d’être à l’intérieur de la grande chambre de la maison Gratte-Ciel, qu’il ou elle regarde dessinée depuis l’extérieur. Je suis dans la chambre et sa représentation me place à l’extérieur d’elle simultanément. L’obscurité de la pièce rend la découverte de ce processus lent et propre à l’adaptation de chacun aux conditions lumineuses. Notre place dans le dispositif se dévoile petit à petit.

Ces imbrications et cette nécessité de spatialisation me renvoient à l’œuvre Haus u r de Gregor Schneider, où l’artiste durant une quinzaine d’années a transformé sa maison, déplaçant pans de murs, portes, fenêtres, plafonds, et même pièces entières tout en l’habitant. Mais aussi à Thomas {note}4, assis lisant sur son lit, dans sa chambre, et qui se laisse envahir, polluer par la puissance des éléments extérieurs. Il tente de ne faire qu’un avec eux, de tisser les liens qui perceptuellement le relient au monde. Thomas se démène à en accompagner la structuration à l’intérieur de lui, il est les lieux qui forment le monde et il est les mots qui disent ce monde, il devient un être matière, et pure perception. Maurice Blanchot nous révèle l’intervalle qui existe entre être-au et être-dans le monde. Nous sommes tributaires d’innombrables intervalles, que nous lions et relions, subissons ou construisons pour nous mesurer à notre environnement. Michel Foucault nous l’énonce clairement lorsqu’il dit : « Je crois que l’inquiétude d’aujourd’hui concerne fondamentalement l’espace, sans doute beaucoup plus que le temps ; le temps n’apparaît probablement que comme l’un des jeux de distribution possibles entre les éléments qui se répartissent dans l’espace. » {note}5.

Cette spatialisation s’exprime indéniablement, dans la structuration même de la maison Gratte-ciel pensée par Le Corbusier, par des échanges incessants entre l’intérieur et l’extérieur de la maison. La lumière entre et sort par les fenêtres panoramiques, comme pour venir suggérer, indiquer, révéler, discerner les mouvements que le corps adopte en s’y déplaçant. L’exposition nous permet d’explorer la maison en s’y référant de manière plus ou moins tacite. Le travail de Guillaume Hillairet trouve ici la part de dialogue nécessaire avec les lieux. boîtes urbaines qui se trouve dans la petite chambre, nous met en situation de jeu entre ce qui est vu et caché, interne et externe et réactive par la même occasion cet état voyeur du regard, qui est un mouvement du public vers l’intime, à l’œuvre dans une chambre.

Chaque installation, vidéo ou photographie présentée pour l’exposition un espace indicible ? engage le ou la spectateurrice dans des gestes implicites : se pencher pour regarder à travers un judas, se sentir mise à distance et happée dans la pénombre par la présence des lieux et leur représentation, jongler de l’esprit avec les parenthèses d’un énoncé programmatique, scanner des QRcodes et transformer en formes visuelles des mots qui évoquent un lieu hypothétique, réprimer l’envie de se saisir des cubes du jeu de construction pour réagencer l‘assemblage présent.

Le travail de Guillaume Hillairet semble nous dire qu’il y a une force à être dans l’intervalle, et une attente propre à notre présence dans ces intervalles qui modèlent nos inquiétudes. Peut-on réellement être-là, ici et maintenant ? Si la question se pose explicitement dans l’exposition un espace indicible ? elle reste néanmoins ontologiquement sans réponse. Reste alors des propositions formelles à expérimenter.

1voir L’architecture d’aujourd’hui, hors-série, «  Art  », 1946

2Peter Sloterdijk, Bulles (sphères I), Chap. IV, Digression 4, 1998

3G.W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Livre II, Chap. XX, §. 6, 1705

4Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, chap. IV, 1950

5Michel Foucault, Des espaces autres (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967)

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