Entretien à propos de l’exposition utopos

Franz Kreysler, 2010

Franz Kreysler : Quand tu m’as parlé du projet de l’exposition utopos, et que le titre a résonné dans ma tête, sans d’ailleurs que je sache vraiment de quoi il s’agissait (entre « utopie » au sens contemporain et « lieux »), utopos me paraissait être un terme incongru, presque indéfini. J’étais incertain à propos des valeurs et du sens qu’il portait. Peux-tu me donner les raisons de ce choix ?

Guillaume Hillairet : Les lieux sont depuis de nombreuses années un facteur essentiel des formes visuelles et narratives que je travaille. J’envisage chacun de mes projets dans un sens géographique élargi qui englobe aussi bien un espace, un endroit, qu’une pensée, une action... En rassemblant les différents projets qui allaient être montrés, il apparaissait un cheminement. Les propositions entre elles m’amenaient à cette idée que si on peut factuellement discerner des espaces et des lieux, aucun de ceux-ci ne doivent être fixes et/ou tangibles. Ils se doivent d’être mis en mouvement, donc de devenir des non-lieux à mon sens. Néanmoins, un parcours implique qu’il y ait un espace physique et un espace de réflexion. La juxtaposition et/ou l’imbrication que je voulais donner à ces deux espaces forment l’utopos tel que je l’entends pour cette exposition. Utopos est un néologisme, qui pourrait signifier le lieu qui n’est nulle part.

FK : Le terme en lui-même est un espace linguistique de l’ordre de l’invention, est-ce quelque chose qui t’intéressait dans ce choix ?

GH : Loin de l’idée d’une république idéale, comme l’île d’Utopie de Thomas More, l’utopos est pour moi plutôt un creuset formel de pensée, dans lequel toute œuvre ou idée peut naître, évoluer, et se signifier en tant que moment, donc rencontre. Dans mon processus de création, il est autant un moment qu’un lieu stricto sensu. Dans l’exposition, qui est une temporalité, il y a une conjoncture des deux, qui devient force de proposition formelle. L’idée d’invention me plaît, j’essaie d’inventer des points de liaison qui parlent des lieux, et de nous à l’intérieur de ces lieux.

FK : Les pièces de l’exposition nous renvoient souvent à des lieux indéterminés. On pourrait être aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, de nuit comme de jour, seul ou accompagné, il pourrait s’agir de lieux où l’on passe et d’autres où l’on pourrait se perdre, sans qu’il y ait une définition perceptuelle exacte de l’endroit où nous nous trouvons, si ce n’est dans l’exposition…

GH : Nous sommes récepteurrices d’images dans un contexte qui génère du lien, de l’interrogation. Et je trouve intéressants ces rapports inclusifs et à la fois exclusifs, dans un balancement, quand la déambulation nous mène finalement dans un cul-de-sac et que l’on soit obligé de revenir sur ses pas, de refaire le chemin en sens inverse, ouvrant la voie à de nouvelles connexions.

FK : De nombreuses propositions de l’exposition sont reliées par une idée forte qui est une ambivalence entre un état construit, agencé, sa représentation, et la sensation qu’il y a un état sensible et instable qui fait glisser notre perception vers un sentiment que quelque chose est à l’œuvre, qu’un travail s’opère.

GH : Le moment où l’on prend conscience qu’il y a quelque chose à l’œuvre, où l’on perçoit un événement alors qu’on pourrait simplement ne pas le saisir, est la part de dialogue que j’aime entretenir avec le ou la spectateurrice : dans la vidéo disparition(s) III, c’est le moment où il ou elle s’aperçoit que le mobilier et les objets de la pièce disparaissent, alors qu’il ou elle pensait être devant une image fixe, ou dans vanishing point quand il ou elle s’aperçoit qu’un personnage apparaît subrepticement comme une forme fantomatique. Ce sont des moments qui modifient chez la personne présente les perceptions qu’elle avait des images regardées quelques secondes auparavant. J’ai présent à l’esprit le moment où Jeffrey Beaumont, dans Blue Velvet de David Lynch, découvre une oreille humaine dans l’herbe d’une friche en rentrant chez lui. Il y a un basculement : Lumberton petite ville tranquille devient un autre lieu, ce qui déclenche un tout autre rapport aux personnages et à leur environnement.

FK : Tu entretiens avec les espaces, les lieux un rapport singulier, l’exposition Utopos nous en donne quelques clefs. Peux-tu nous dire où se trouvent les racines, les moments et les lieux qui t’ont donné à envisager de construire ton travail de cette manière ?

GH : Je me souviens avoir passé de nombreuses heures, seul, lorsque j’étais enfant et adolescent, à arpenter les couloirs, les salles de classe, du très grand lycée dans lequel ma famille et moi occupions un logement de fonction durant des années. Bien sûr, je parcourais l’établissement en tant qu’élève, mais plus particulièrement à des moments où les lieux vidés de leurs activités, immenses et silencieux, souvent le soir, et même la nuit, me laissaient envisager qu’il y avait une autre manière de les sillonner, d’y attendre, d’y réfléchir et d’y agir. Ces expériences m’ont certainement aidé à comprendre qu’au-delà de la fonctionnalité des lieux, les moments et le temps par lesquels je me les appropriais y étaient pour beaucoup dans la construction que je m’en faisais en dehors de leurs limites physiques. Je crois qu’un lieu est avant tout une question de temps. Au début de l’entretien, tu avais formulé ta question en employant le terme « accointance » plutôt que « rapport », je trouve ce terme plus juste peut-être dans son étymologie qui parle de faire connaissance et de se lier, en l’occurrence avec les lieux.

FK : Quand tu définis le lieu comme une unité temporelle, ne te semble-t-il pas que c’est justement la possibilité pour le ou la spectateurrice d’avoir une entrée dans ton travail ?

GH : L’immédiateté est fascinante, mais trop prégnante pour être juste ou vraie, elle est un instant ; à mon sens, il n’y a que le temps qui construit les espaces, et c’est la durée qui m’intéresse en premier lieu dans mes propositions. Je préfère l’impermanence à l’immédiateté. C’est dans la durée d’observation que je propose de saisir les glissements qui s’opèrent. Il y a deux œuvres qui m’ont marqué, et qui ont cristallisé ce background perceptif lié aux espaces qui m’est essentiel : In as much as it is always already taking place de Gary Hill et Haus u r de Gregor Schneider, deux œuvres que j’ai vues à peu de temps d’intervalle et qui sont pour moi très proches l’une de l’autre dans leurs propos. Elles disent ce même questionnement sur les rapports complexes entre un corps et son appartenance à un espace singulier, social pour Schneider, et philosophique (philologique) pour Hill. Entre perte et construction, langage et praxis les deux pièces plongent le ou la spectateurrice dans cette impermanence. C’est-à-dire dans l’acceptation d’un ici et maintenant volatil, angoissant par moment, et qui au final nous positionne avec une injonction à penser, à se penser.

FK : Pour lat 44°56’ 44.55’’ long 0°37’ 14.76’’ tu as choisi de conserver la salle qui accueille l’installation dans l’état où elle se trouvait le jour du montage de l’exposition. Pourquoi ce choix, alors que les autres pièces sont présentées de manière plus classique ?

GH : lat 44°56’ 44.55’’ long 0°37’ 14.76’’ s’inscrit dans le lieu tel qu’il est, tel que l’a transformé l’activité qui s’y est déroulée durant les mois précédant l’exposition. Une projection de 80 diapositives vient s’insérer dans le tissu des éléments mobiliers de la salle plongée dans une semi-pénombre. Cet espace dédié au rangement, à l’accumulation, reste une partie d’À Suivre...lieu d’art qui se modifie au fur et à mesure de son utilisation : stockage, projections vidéo, ou lieu de passage qu’il redevient entre les deux parties de l’exposition. La série de diapositives est en elle-même une suite d’images que l’on comprend vite être altérées par un processus de dégradation dont on ne connaît pas l’origine. Ce processus laisse entrevoir des bribes d’éléments narratifs qui permettent de saisir à la volée que ces images sont liées à la fois par le contenu qui en disparaît, mais aussi par le titre de la pièce qui les situe géographiquement. La projection vient ouvrir une fenêtre. Le rapport formel entre la dégradation des images et l’état de la salle fonctionne dans une compensation narrative et une interaction, entre accumulations et disparitions.

FK : Juste après, on pénètre dans un corridor, où un grand texte blanc sur fond noir (souviens-toi que tu n’es pas là) vient comme une injonction, remettre en cause tout ce que l’on vient de voir. Le texte interroge, interpelle le ou la spectateurrice d’une manière assez violente puisqu’il mesure environ quatre mètres de long sur un mètre de hauteur. Il est pour moi, à ce moment, comme un contrepoint de la citation de Wittgenstein dans la pièce accession.

GH : Oui, d’un côté les choses n’existent que parce que tu les regardes supposément, et par la suite tu es pressé de saisir que c’est toi qui n’es pas présente, ou tout du moins pas en permanence. C’est cette incertitude qui me plaît dans l’idée du non-lieu. C’est la certitude ou l’incertitude de la femme jouée par Delphine Seyrig dans L’année dernière à Marienbad d’Alain Resnais. Je retrouve ce sentiment également chez le lecteur qui suit Faustine apparaissant aux yeux de Louis, inlassablement, dans L’invention de Morel d’Adolpho Bioy Casares. Ce sont des espaces qui se construisent parce que nous sommes là vivants, actifs, et réactifs. Mais pour revenir à ta question, oui, c’est une sorte de contrepoint entre les deux pièces qui amène je suppose à repenser sa place, et comment ce qui nous entoure forme notre présence/existence ou pas. Ce qui mène, dans le cheminement de l’exposition, à la salle qui accueille l’installation construire avec le(s) reste(s). Réalisé en néons, le texte-titre de la pièce posée au sol est au milieu d’un ensemble de néons qui ne fonctionnent plus (certains sont brisés), excepté deux d’entre-eux qui, allumés, viennent souligner l’architecture de la salle. J’aime cette ambivalence sémantique des parenthèses qui forcément va vers le ou la spectateurrice. Les parenthèses sont comme un geste vers lui.

FK : C’est un geste qui veut rendre attentif le ou la spectateurrice finalement, et j’y vois là, la question de l’attention qui est au cœur de deux de tes vidéos vanishing point et livid rooms bedroom.

GH : livid rooms bedroom, réalisée avec des images collectées sur internet, montre bien comment cette impermanence des choses, c’est-à-dire le mouvement, que je souhaite activer, peut tout simplement surgir d’images fixes diffusées très rapidement à 25 images différentes par seconde (fréquence des images d’une vidéo). Chacune va matérialiser un espace, ici une chambre, à partir de l’ensemble des images qui s’enchaînent. La persistance rétinienne de chacune travaille à construire cette chambre, mais également à la déconstruire, et reconstruire. Au final, la question se pose de savoir s’il y a une forme visible existante de cette chambre. livid rooms bedroom requiert une attention dude la spectateurrice qui est totalement différente de celle demandée pour vanishing point. Les « événements » qui se déroulent dans vanishing point prennent place dans un lieu, qu’on suppose être un bâtiment en construction, mais qui pourrait être une ruine. Les plans fixes se succèdent dans les pièces du bâtiment, au rythme d’une sorte de bourdonnement. Rien ne bouge en apparence. Pourtant, de petits faits se révèlent auà la spectateurrice très attentifve et construisent une narration de l’appropriation de cet espace par un personnage.

FK : Avec ces deux films, tu joues pour moi avec la résistance physique dude la spectateurrice. Rester assez longtemps pour apercevoir les événements ou bien réussir à supporter les effets stroboscopiques d’une vidéo qui défile à 25 images différentes à la seconde. Dans les deux cas, l’image reste unique, et se construit pour chacun en résistance à ces contraintes physiques.

GH : Le ou la spectateurrice ne peut être, en aucun cas passifve, même s’il ou elle n’interagit absolument pas avec ce qui se déroule devant luielle dans les vidéos. Il n’est pas question d’interactivité, mais d’activité devant mes pièces.

FK : Revenons au début du parcours. accession se trouve être la première installation que l’on voit dans l’exposition. Autant l’ensemble des pièces de l’exposition nous laisse libres de nos mouvements, ici l’œuvre, qui parle d’accéder à quelque chose, nous enferme physiquement, sur le plan auditif également, nous pousse hors du lieu de l’exposition.

GH : accession est un couloir en cartons empilés d’environ trois mètres de haut. On peut y pénétrer et, au fond, on découvre un casque par lequel une bande son est proposée à l’écoute. La bande sonore nous transporte dans un autre environnement, plutôt liquide et mouvant, et par moments au milieu du flux, on entend un extrait de De la certitude de Ludwig Wittgenstein, la note 214. S’ouvrent alors des perspectives de réflexion sur ce que je montre dans l’exposition, mais aussi sur comment construire les espaces de vie qui nous entourent. C’est une invitation à reconsidérer notre environnement immédiat. La note de Wittgenstein est une manière pour moi de concrétiser nos déplacements, de les rendre tangibles et efficients. Simplement, si je suis là à un moment donné, j’agis à la fois là où je me trouve, mais également potentiellement là où je ne suis pas. La série de vidéos immobiles qui se trouvent juste derrière accession, parle clairement de cette volonté d’agir qui est souvent contrariée.

FK : Quand on prend les escaliers pour accéder à l’étage, on passe par la plate-forme, où deux étranges sculptures se font face, en s’en approchant, on comprend qu’il y a un dispositif, et qu’il ne s’agit pas que de volumes.

GH : Ces deux objets, nommés boîtes urbaines, légèrement flottants sur leurs socles métalliques dont il ne reste plus que les arêtes peintes en noir, sont des boîtes constituées de deux calages en papier mâché que l’on trouve dans les cartons d’emballage d’appareils ou d’objets. Ce sont les deux calages opposés qui enserrent un même objet dans son carton, joints par des élastiques, formant ainsi un espace clos. Cet espace clos, je propose auà la spectateurrice d’y pénétrer par le regard à travers un judas. L’inversion du rôle du judas, qui ici donne accès visuellement à l’intérieur, contrairement à son utilisation habituelle, est le processus de basculement qui m’intéresse puisque le rapport à l’espace intime/privé et visible/public s’inverse. Au lieu d’enfermer le regard dans la boîte, l’action de se pencher pour voir à travers le judas crée une ouverture dans une sorte d’environnement circonscrit dont on a du mal à définir la taille.

FK : Sur la mezzanine, on découvre blur breaches, ouverture et parcelles. Ces images, Polaroïds, photocopies et dessins, nous projettent dans des univers formels très différents les uns des autres, mais qui parlent encore une fois de lieux, d’espaces singuliers qui pourraient nous absorber, que l’on pourrait tout aussi bien agencer à notre guise. Le vide au sol de la mezzanine laisse une liberté de circulation et de mouvement face aux images, et contraste fortement avec le plein de la salle du dessous où l’on doit aller chercher les images dans l’installation lat 44°56’ 44.55’’ long 0°37’ 14.76’’ .

GH : Il en reste de toute manière une volonté pour moi de proposer au public des expériences du sensible liées à des expériences de pensée, d’imagination et de poésie. C’est dans cet écart, dans la perte ou l’accentuation du moment où l’œuvre est montrée, que se jouent de manière souvent ténue, même imperceptible, les liens que j’engage avec le spectateur. Il s’agit de mobiliser chez lui l’attention, la concentration, la réflexion, mais également l’intuition.

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