Marchant dans la ville en ce début d’automne, j’observe jour après jour les rues se consteller de feuilles mortes. Collées à plat par l’humidité, elles contrastent sur le bitume, découpent ici un ovale jaune tilleul ou rouge marronnier aux bordures finement dentelées, et plus loin, une étoile brun platane. Tout en prenant la précaution de ne pas marcher dessus pour ne pas glisser, j’imagine qu’il pourrait exister un moyen d’enregistrer, par exemple à l’échelle d’un seul arbre, la quantité de ces impacts ainsi que leur fréquence, jusqu’à ce que toutes les feuilles soient tombées.
C’est alors que j’ai passé la porte du 14 rue Leyteire et découvert la série photographique « La Boucle » de Sophie Mouron qui nous entraîne dans une formidable expérience poétique.
Elle nous fait traverser un intervalle de temps mesurable, fractionné en trois séquences d’équivalentes longueurs, et qui se matérialisent sur le mur en trois bandes horizontales. Trois lignes qui se lisent de gauche à droite et nous incitent à déambuler puis à revenir sur nos pas, comme sur une page, pour entamer la ligne suivante.
Les images, toutes de mêmes dimensions (environ, de mémoire, 20 x 25 cm), se succèdent avec la régularité d’un métronome en empruntant les nuances grises d’un toit de zinc. Car c’est sur les toits de Paris que Sophie Mouron nous promène. Les photographies sont légèrement espacées exactement comme sur la pellicule d’un film. Le cadre est serré, la vue en plongée. On peut penser que les dimensions des tirages photographiques sont à l’échelle 1.
Une nervure rectiligne qui marque une ombre, probablement un pli de jointure entre deux plaques de métal, se poursuit dans chaque image et nous entreprenons de la suivre.
Au fur et à mesure, des gouttes d’eau, deux, trois, dix, viennent piquer la surface lisse. Elle se multiplient tandis que nous nous avançons. Sur la deuxième ligne le nombre de taches augmente jusqu’à ce que le gris foncé de la zone mouillée prenne autant de place que le gris clair de celle qui est sèche. Le parcours continue jusqu’à ce que l’eau ait envahi tout l’espace à la fin de la troisième ligne.
Alors nous pensons être arrivés à proximité du point d’impact d’où est partie cette grande éclaboussure. Nous n’avons pas mesuré la distance parcourue ni compté le nombre des images mais supposons pouvoir faire le chemin en sens inverse et remonter le fil du récit. Nous essayons d’imaginer le scénario qui a précédé la série de prises de vue : quelqu’un a-t-il sauté à pieds joints dans la flaque d’eau ?
En reculant de quelques pas pour voir l’ensemble des images, nous remarquons une similarité entre la première photographie en haut à gauche et celle qui est accrochée tout en bas à droite. Elles sont toutes les deux sans taches. Sur la dernière photographie la surface de l’eau est parfaitement immobile. Hormis la fracture entre les plaques de zinc, le gris est uniforme. Pas la moindre trace d’ondulation. Aucun reflet. Et finalement on s’aperçoit que les tons de gris ne sont pas si différents entre les deux images. Le gris foncé s’est imperceptiblement adouci. Le plein ressemble au vide. Peut-être la lumière a-t-elle changé entre temps ?
C’est alors que survient le doute : y a-t-il véritablement un déplacement ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un plan fixe qui aurait débuté avec la venue d’une averse et se serait achevé après la pluie ? Dans ce cas, on peut penser que le processus pictural s’est formé au hasard des éléments naturels, la quantité d’eau, la vitesse de la chute, la direction du vent, le retour du soleil.
Pour en avoir le cœur net nous avançons de nouveau vers le mur afin de scruter les détails à l’intérieur des images et tenter de détecter un indice. Nous observons en effet une petite rayure très fine de couleur brique sur la plaque de zinc. Une trace qu’on a pu laisser en déplaçant un pot de fleur. Il est invisible de loin mais se répète, exactement à la même place, sur toutes les photographies.
Alors, tout le scénario est bouleversé. Nous mesurons à quel point ce travail émane d’une patiente observation de la part de l’artiste. Elle a eu le courage d’installer un complexe dispositif sans aucune garantie de résultat face à l’aléatoire et à l’imprévu. Elle a pris le parti de s’attarder sur un petit événement tout à fait anodin qui aurait tout aussi bien pu passer inaperçu. Sophie Mouron est parvenue à lui donner l’ampleur d’une expérience esthétique et sensorielle qui nous a permis de faire un large détours.