Nous ne confierons pas nos corps au repos

Céline Domengie, 2021

Céline Domengie : Pourrais-tu rappeler le contexte dans lequel tu as développé ces dépenses et expliciter leur parti-pris ?

Véronique Lamare : Alain Goulesque m’a invitée à développer la partie de mon travail consacrée aux dépenses, dans la suite de ce que j’avais fait dans le milieu urbain à Bordeaux. Cette proposition devait être menée sous la forme d’un atelier de création, déroulé en trois temps et ouvert à des participants extérieurs.
J’ai eu l’envie d’investir différents lieux de la ville de Blois. Le travail a donc commencé par des repérages. Puis très vite s’est imposée l’idée d’un triptyque : trois temps impliquant trois lieux différents. Suite à nos discussions, Alain m’a proposée des sites qui étaient en attente d’être réhabilités, qui n’étaient plus en activité, comme l’ancienne piscine municipale Saint-Jean, le haras national et l’ancienne maison d’Albert Poulain.
Étant donné que je ne vis pas sur place, je n’avais pas la possibilité de me familiariser avec ces lieux, mais cela me plaisait d’aborder le travail de cette façon, c’est-à-dire de conserver suffisamment de spontanéité pour que la découverte de ces espaces s’inscrive dans le temps du travail et en soit l’un des composants.
Le cadre était le suivant : avec les participants, qui ne se connaissaient pas pour la plupart, nous investissions le lieu que nous découvrions ensemble à ce moment-là, le temps d’un week-end. Je donnais quelques indications, et tu m’accompagnais, Céline, pour les prises de vues photo et vidéo. Il est important de préciser que je participe moi aussi à ces dépenses. Je ne suis pas là pour observer et diriger, mais bien pour faire avec… Sinon pour moi cela n’aurait pas de sens.
Quelques propositions fonctionnent comme point de départ et les choses se développent au fur et à mesure en fonction de nos énergies, de ce que nous traversons, ressentons, de ce qui circule entre nous.
L’enjeu du travail se trouve aussi dans ces contraintes. Nous n’avons pas le temps de construire quelque chose de trop élaboré, pas le temps d’achever. Nous restons à ce stade de l’ouvert et du possible, de ce que l’on pourrait, ou aurait pu faire. Une façon d’embrasser tout le potentiel de ces espaces.
Un « one shot » qui permet aussi de rester dans une certaine forme de dépouillement et dont le but n’est pas de donner à voir une forme scénographiée par avance.
Sur ce temps court, il faut accepter le risque de ne faire que ce que l’on fait.
Ce qui est important est ce qui se passe là, dans les actions mais aussi entre les personnes présentes. Comment est-on présent… aux éléments… aux matériaux… aux autres… aux espaces… à soi-même… au temps… ?
Cette concentration, cette présence à ce qui advient, correspond à un certain état de corps, un état de porosité.

CD : La notion de dépense n’est pas sans évoquer La part maudite de Georges Bataille. Y a-t-il pour toi un lien avec ce texte ?

VL : J’ai choisi ce terme de dépense depuis plusieurs années déjà pour qualifier mes premières actions. Je ne voulais pas utiliser le terme de « performance » parce que j’estime qu’il n’est pas suffisamment précis, il englobe des choses très différentes. J’ai aussi l’impression que lorsque l’on dit « performance » on s’attend à quelque chose de spectaculaire. Comme mon travail n’est surtout pas spectaculaire, je ne trouve pas que ce terme soit approprié. Dépense est plus précis, on y entend la notion d’engagement physique, se dépenser, avec cette idée de lâcher quelque chose.

Par rapport à cette notion chez Georges Bataille, telle que je l’ai comprise, je ne considère pas que je me dépense en pure perte. Cette dépense n’est pas improductive, même si rien ne semble visible, identifiable, quantifiable. Cette énergie que nous dépensons ne disparaît pas, elle ne s’évapore pas… peut-être prend-t-elle une autre forme… Quoiqu’il en soit, elle nous transforme.

Pour ma part, je n’emploie pas le terme de « perte ». Dans la perte viendrait s’inscrire un manque, quelque chose dont il va falloir faire le deuil - c’est en tout cas de cette façon que j’entends le mot perte.
Il s’agit plutôt de se délester, se défaire de quelque chose qui encombre, qui est là déjà en trop, qui empêche. Se libérer d’un poids ou du superflu, pour enfin pouvoir se consacrer juste à ce que l’on a à faire.
Cette dépense physique serait une façon d’arriver à un certain état de porosité du corps, en interaction avec l’espace proche.
J’ai aussi la sensation sans trop pouvoir l’expliquer, que le fait de me délester me donne davantage de poids. Et que finalement s’alléger ce ne serait pas moins ressentir le poids du corps, bien au contraire… c’est peut-être en lien avec la gravité…

Un corps qui bouge et se déplace, dans un grand état de concentration, tout absorbé par ce qu’il estime avoir à faire de plus important à ce moment-là, que ce soit en énergie débordante ou tout en retenue, je trouve cela très émouvant… parce que vain.

CD : Quelle est la place des personnes qui participent à ces dépenses ?

VL : Je pense qu’elles se trouvent à une place qui n’est pas très confortable. Je ne leur demande pas quelque chose de facile, dans le sens où ma proposition reste volontairement très ouverte. Mais dans cette large ouverture il y a malgré tout des demandes très précises : ne pas jouer un rôle, ne pas chercher à fabriquer des formes, essayer d’être au plus juste dans ce que l’on a décidé de faire… Concrètement je leur propose de partager un temps d’expérience, un temps de recherche, alors que certains s’attendent peut-être à une demande plus cadrée, plus dirigée. Ça peut se révéler difficile pour certaines personnes de s’emparer de cela. Mais c’est ce qui m’intéresse, être dans un rapport plutôt sensible que technique. C’est aussi cette idée de se rencontrer, de faire connaissance sur le terrain du travail, de la pratique. Cela révèle aussi d’autres choses que de passer par le langage.
C’est en tout cas ce qui me semble le plus pertinent pour l’instant, les embarquer avec moi, proposer de « faire ensemble », pour tenter de leur faire saisir quelque chose de mon travail et de mon questionnement, sans utiliser les mots. Passer par l’expérience permet de mieux comprendre, c’est en tout cas ma position.
Et étant donné que je suis moi-même en recherche, participer à ces propositions m’aide, je crois, à mieux comprendre ce que je fais.
Je peux aussi te retourner cette question. Je t’ai invité à m’accompagner dans ce processus pour réaliser des prises de vues car il y a des points de croisements entre nos pratiques, chemin faisant notre collaboration a évolué. Pourrais-tu en parler ?

CD : Je me souviens qu’en 2010, lorsque nous nous sommes rencontrées, nous avions beaucoup échangé au sujet de notre intérêt commun pour les lieux en transformation, les endroits urbains entre-deux ou les chantiers.
Au fil du temps nous avons collaboré de différentes façons, mais ce qui s’est passé à Blois est singulier car ma place a bougé.
Si au tout début, tu m’as invitée pour faire des captations photos, petit à petit, le registre d’images s’est déplacé. A la piscine Saint Jean, nos rôles étaient bien répartis, tu te chargeais des captations vidéos et moi de celles des photos. Puis aux haras, j’ai pris en charge l’ensemble des prises de vue. Je crois que tu t’es déchargée de ce travail pour pourvoir être entièrement concentrée sur la dépense du corps. Me mettre au service d’un ou d’une artiste est un endroit que j’apprécie beaucoup, je trouve cela reposant. Enfin, à la maison d’Albert Poulain, j’ai calé les prises de vues et je t’ai rejoint dans les dépenses. Cela tient à un autre intérêt que nous partageons et que nous expérimentons chacune à notre façon, c’est le travail de la présence. Donc j’ai mobilisé ma pratique du yoga qui est une « discipline » entièrement dédiée à la présence par les gestes, par le souffle, par la concentration. Grâce à ses techniques et à sa philosophie, le yoga m’a aidée à affiner la perception de ce qui se transforme autour et au-dedans de moi. Pour observer et discerner ce qui se transforme tout autour, j’ai choisi avec la photographie par exemple, de ne pas bouger, de rester stable pour ouvrir les yeux et me mettre à l’écoute. Toi, tu procèdes d’une toute autre manière qui, je suppose, est en résonance avec ton attrait pour ces « lieux entre-deux » comme la piscine vide, le haras désaffecté, la maison inhabitée.

VL : Ce qui m’attire et m’intéresse dans ces lieux c’est qu’ils sont débarrassés des éléments matériels. Je ne dirais pas qu’ils sont vides… mais plutôt nus. Ce qui leur donne à mes yeux à la fois une grande fragilité et une grande puissance. En même temps, il y a du dépôt dans ces lieux, même invisible. Les couches se superposent, se sédimentent, et nos corps, nos dépenses, viennent agiter l’invisible, agiter ce dépôt et créer un trouble, qui se re-dépose après notre départ. On parle souvent de la mémoire des lieux, mais les lieux s’inscrivent aussi en nous, dans la mémoire de nos corps pour les avoir parcourus, sentis, touchés. J’ai toujours eu cette sensation très forte de l’espace autour et de sa densité. C’est pour cela que pour moi ce n’est pas du vide. C’est véritablement une matière plus ou moins chargée, un matériau avec lequel nos corps sont dans une forme d’échange permanent. D’une certaine façon ils « s’empreintent » l’un l’autre.
Récemment je suis tombée sur un passage des Écrits de Claude Régy où il dit justement que le vide n’est pas vide, qu’il est rempli d’une énergie et d’un potentiel, et que lorsque l’on bouge « il faut faire très attention car en bougeant on modifie le vide et en parlant on modifie le silence ». C’est exactement ça !

CD : Tu n’as pas choisi n’importe quel lieu. Chaque lieu est « l’expression » d’une matérialité. Pourrais-tu expliciter cette part du processus ?

VL : Dans le choix des lieux il y a en effet plusieurs éléments qui interviennent. Les volumes, la lumière, les directions données par les éléments d’architecture, les matériaux, les distances à parcourir. Pour la piscine, le bassin vide avec ces lignes au sol, les couloirs de nage, le rapport d’échelle, nous ont conduits à des jeux de circulation, que l’on a retrouvé d’ailleurs dans le haras. Pour la maison d’Albert Poulain, nous étions dans des espaces domestiques, et il se trouve que la présence du plancher, du bois, faisait écho à une dépense que j’avais expérimentée dans un autre lieu, donc les gestes et déplacements s’y sont retrouvés de façon assez évidente.

CD : Les images occupent un rôle important dans ton travail d’expérimentation. Même si tu ne sais pas ce qui va advenir des dépenses, tu sais d’ores et déjà que le corps sera en jeu et que des images seront réalisées.

VL : Bien sûr le rapport à l’image est également un élément très important. Dans ma façon de filmer le choix des cadrages est déterminant, j’ai donc aussi choisi les lieux en fonction de ces possibilités-là, entrevues de façon intuitive au moment des repérages. Ce sont d’ailleurs des choses sur lesquelles j’ai pu m’appuyer ensuite pour le montage vidéo.
Le fait que ce soit filmé fait partie intégrante du processus de travail. Ce n’est pas juste pour les spectateurs. Le temps du montage m’aide à comprendre ce que je cherche et rend visible des choses que je n’avais pas perçues sur le moment.
Et pour rebondir sur l’une de tes questions précédentes, ces images constituent la partie immédiatement visible de ce que produisent ces dépenses…dont autre chose pourra advenir plus tard…


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