Pour vivre au quotidien il nous faut être assurés dans nos relations aux espaces que nous traversons, architectures qui nous abritent, objets qui nous accompagnent. Humains nous les organisons, les construisons, les inventons pour faciliter nos déplacements, gestes, jusqu’à ne plus les percevoir vraiment que dans une trouble conscience d’économie, d’obligations, d’habitudes. C’est dans les relations à ces différents éléments, que Véronique Lamare a opté pour un pas de côté. Elle a engagé un travail d’interrogations modestes sur et avec son propre corps source d’expérience propre, la seule à laquelle on puisse avoir accès vraiment, même confusément. Pour cela il aura fallu se reconnaître d’abord comme on pourrait dire naître à soi-même, identifier ce corps particulier, individuel qui fonde tout rapport au monde, le fait exister avec les autres et le différencie.
Véronique Lamare est un corps urbain, qui dans ses déambulations affectionne les lisières des villes, les architectures en construction, les ruines d’édifices contemporains déchus, l’espace intime d’un appartement, les objets oubliés des chantiers, la surprise d’un livre abîmé au sol ouvert à la phrase : « - Tout est en ordre. - Alors je peux partir. », la boxe. Des choix on le voit particuliers qui signent l’individu qui va se mettre à l’épreuve en prenant le risque de dépayser, décontenancer, voire déraciner l’ordinaire, et pour cela le penser, l’agir, l’enregistrer, en proposer un regard bordé, un cadrage, une empreinte, provoquant ainsi une relation questionnante.
Des « boîtes » de plâtre blanc cylindriques, certaines couvertes, des « couronnes » de cire brun ocré jaune ou rougeâtre, en autant de formes différentes, dont l’une avoue en son sommet un déchirement de la peau, cheminent en plusieurs postures au plus près du sol. Il faudra se pencher vers ces objets intrigants dans leur simplicité, se laisser aller aux analogies qui feront deviner dans quelque chose comme deux « anses » en symétrie, deux oreilles en creux qui ouvrent alors sur la possibilité d’une « boîte crânienne ». Car il s’agit bien de matrices de l’empreinte du crâne de Véronique qui ont été ainsi gardées comme telles en leurs matériaux, ceux nécessaires à un moulage qui n’aura pas lieu. Les objets comme autant de miroirs en creux de ce qui n’est jamais accessible à sa propre vue révèlent des crânes comme des récipients sommaires ou des vides que seule la forme d’entour peut faire exister. Un crâne qui dans ses mutations successives se démultiplie comme autant d’individualités additionnées toutes semblables et différentes déposées au plus près de la terre comme en un ultime retournement de la vie.
C’est ainsi par renversements successifs que Véronique Lamare démantèle, déconstruit les relations d’usage aux objets.
Le séparateur de voies blanc et rouge si léger qu’il doit être lesté pour tenir au sol, se trouve si alourdi une fois moulage de cire qu’il faudra un chariot pour pouvoir le déplacer alors même que sa forme est re-produite au plus près. De même pour les plots de béton qui fixent au sol les clôtures de chantier mobile. Le poids obligé se retourne ici en légèreté au point de devenir « Flotteur ». Ils connaissent aussi leur matrice, une boîte de plâtre blanc au plus près d’eux-mêmes qui permet de les ranger pour les conserver eux qui ont été négligés, oubliés au sol, parce qu’utiles certes mais mis au rang de simple accessoire insignifiant. Elle agit aussi avec ces objets en mutation leur accordant une nouvelle réversibilité. Le moulage de cire du plot de chantier sorti de l’espace public qui est sa sa seule justification, est porté sur son chariot dans le lieu intime et restreint de l’appartement. Le chariot permet le déplacement de l’objet alourdi, obligatoirement immobile quand il est en usage. Et c’est le corps allongé de l’artiste, comme si elle avait opté pour la posture même de l’objet, au sol, qui va pousser, faire glisser, rapprocher, éloigner en infimes déplacements contraints à la fois par l’espace et le poids.
L’action enregistrée par la vidéo (retenue aussi en montages photographiques) est cadrée soigneusement au plus près de l’articulation des deux corps qui semblent du coup se mettre en mouvement mutuellement, agir l’un par l’autre. Corps humain qui dans cet entre-deux doit déployer une grande force mais dans une tension horizontale, rampante, contrainte à une douceur alanguie par sa position même au sol.
Les actions qui semblent reposer sur la conviction d’une égalité des corps s’inscrivent en des programmations qui peuvent s’originer de la grande banalité du quotidien comme « Soin au plancher » poétisé en un second temps en « à fleur de sol (dépense de salon) ». Mécanisme courant chez l’artiste qui développe en plusieurs temps une même expérience, la remet à l’épreuve de la connaissance acquise, du renversement lié aux différences d’espaces.
Le corps de Véronique Lamare entre danse et exercice sportif, déploie une partition simple mais qui englobe une succession de possibles du corps mis en situation. Son corps de femme s’oublie en corps funambule dépouillé d’identité véritable, se mue parfois en objet glissant déplacé par une force discrète, presque invisible, reprend des gestuelles très ordinaires pour des variations qui peuvent rencontrer un écho ailleurs.
Elle nous laisse sur une ligne de crête où l’ordinaire glisse discrètement vers un insaisissable, où les certitudes gagnent en instabilité, où l’étrangeté vient à s’immiscer dans nos usages.