L’espace urbain à l’échelle du corps

Corinne Melin, 2017

Corinne Melin : Le corps tient une place singulière dans ta démarche. En regardant des traces vidéos de tes actions par exemple, je me suis demandée s’il n’était qu’un simple support. Et si, c’est bien le cas que supporte t-il ? Des organes ? Des stéréotypes ? Ou que sais-je encore ?

Véronique Lamare : Il s’agit d’un corps qui n’a pas de caractères particuliers, de spécificité, qui n’est pas un corps de spécialiste, ni de technicienne. Il est plutôt un corps discret, anonyme, je dirais presque familier. C’est un corps qui agit à partir de ce qu’il est. Il accumule des expériences et s’en nourrit, comme le fait tout un chacun. En ce sens, il pourrait être n’importe quel corps, et j’ai presque envie de dire, n’importe quelle femme ou quel homme. Surtout, ce qui est pour moi fondamental c’est qu’il s’agit d’un corps qui n’est pas en représentation, qui ne fait pas semblant, n’endosse pas un rôle mais qui, simplement, fait ce qu’il a à faire, et est tout entier occupé par cette affaire. Je ne dirais pas qu’il est un support, mais la matière même du travail. Il est le matériau, à la fois biologique, fait de sensations, d’émotions, de perceptions, de réflexions, et un corps poreux qui reçoit des informations de l’environnement dans lequel il est immergé, et qui les intègre, les assimile, les ingère, les digère, les transforme. Il est comme en situation d’échange et d’apprentissage permanent ; une matière sensible en travail, indissociée de ce que l’on nomme l’esprit ou la pensée…totalement fondus l’un dans l’autre. Une matière pensante… C’est un corps qui ne parle pas, qui n’énonce aucun discours. Il ne s’agit pas de parler mais d’agir. Parce que la parole là ne serait pas suffisante, serait impuissante à dire ce qui s’agit, ce qu’agit le corps, ce qui l’active. De mon point de vue les mots ne peuvent retranscrire de façon suffisamment juste cette expérience du corps et je pense que c’est sans doute pour cela que persiste cette nécessité d’en refaire à chaque fois l’expérience. Avec ce besoin de le ressentir, de l’éprouver et tenter de le définir. Refaire cette expérience d’être un corps, pour soi-même. Comme s’il était impossible de transmettre cette expérience là

CM : Comment s’est articulé ta « conception » du corps à l’espace urbain ?

VL : La nécessité d’engager le corps dans une action en lien avec l’environnement urbain se développe depuis une dizaine d’années. C’est une démarche qui convoque des formes multiples, qui sont à la fois - les repérages photographiques – les déplacements au cours desquels je prélève des éléments qui sont susceptibles d’être ré- activés ensuite – les actions qui en découlent appelées « les dépenses », et qui sont soit filmées soit photographiées. La convergence de différents éléments, m’a amené à inscrire ces premières actions que j’ai nommé dépenses sur le terrain de la ville.

Il y a eu tout d’abord la spécificité du contexte urbain bordelais à cette période avec les premiers réaménagements urbains, de nombreux travaux et chantiers qui se mettaient en place. J’avais d’ailleurs eu l’occasion de suivre quelques chantiers, recueillir la parole d’architectes impliqués dans l’émergence et la construction de ces nouveaux quartiers, une façon pour moi de porter un certain regard sur la ville à travers l’architecture aussi.

Un autre élément important est qu’à cette période je n’avais pas de lieu pour travailler, pas d’atelier. Et je voyais dans la ville des espaces qui apparaissaient, s’ouvraient à la suite d’une démolition, des terrains se trouvaient en attente d’une construction, à moitié en friche… et qui proposaient des points de vues qui étaient restés invisibles jusque là, occultés car masqués par les anciens bâtiments, avec par endroits de véritables cadrages qui se dévoilaient, se révélaient. Pourquoi alors ne pas investir ces lieux inoccupés pour un temps ?

Je passais régulièrement près d’un terrain dont j’avais remarqué une structure métallique restée debout sur une dalle de béton suite à la démolition d’un magasin, et qui évoquait pour moi un ring de boxe. J’ai décidé de l’investir. Un jour j’y suis allée, j’ai posé ma caméra – le cadrage s’est imposé de lui-même car les limites du terrain n’offraient pas la possibilité de davantage de recul – puis j’ai activé cette dépense : Fly. Contrairement aux vidéos précédentes (les manipulations) pour lesquelles le cadrage était focalisé essentiellement sur certaines parties du corps, le champ là s’élargit.

À partir du moment où j’ai commencé à travailler dans la ville, le cadrage m’a été donné par l’architecture. Il questionne bien entendu le regard. Comment je regarde, ce que je regarde, et ce que je donne à voir par exemple. Investir le terrain de la ville permettait d’ouvrir le champ, de moins contrôler, maîtriser et ainsi de laisser la place à ce qui pourrait advenir, survenir, qui n’était pas calculé ou prémédité ; un peu comme dans la vie de tous les jours finalement.

CM : Est-ce que les espaces urbains que tu choisis informent ton corps ? Le contraignent ? L’obligent à se comporter de telle façon plutôt qu’une autre ?

VL : Ces espaces, ces sites, choisis sont des espaces eux-mêmes en mouvement, en transformation, entre deux, avec cette ouverture du champ visuel, éphémère, dans laquelle on a l’impression qu’une multitude de choix est encore possible. Dans un espace déjà construit, fini, trop maitrisé, cette possibilité n’existe plus vraiment, cela devient une scène, un décor, et là pour moi il y aurait une sorte de représentation, de mise en scène…

La ville impose aux corps une façon de s’inscrire, de se positionner, de se comporter, de se tenir. Elle impose des modes de circulation aux corps mais aussi aux regards. Le regard est contraint, guidé, dirigé, par l’agencement de l’architecture urbaine. Par son rythme, les obturations, les ouvertures, là où le regard, l’œil, la vision va être bloqué, là où au contraire il va pouvoir rebondir, s’échapper. Choisir des sites où il y a encore de la place pour que le regard et le corps circulent un peu librement contrairement à des espaces construits et déjà clos pour l’imaginaire d’une certaine façon.

La ville impose aussi son rythme. Parfois elle va trop vite pour moi. Certains repérages que j’ai pu faire n’ont pas aboutis, n’ont pas eu de suite, parce qu’une fois de retour sur les lieux le site a changé, le chantier a énormément progressé, ce que j’avais repéré n’existe plus. Parce qu’il ne s’agit pas pour moi d’activer une dépense coûte que coûte. Je repère un site et puis un travail de réflexion s’engage pour trouver la dépense la plus appropriée : quels mouvements ? Quels déplacements pour souligner le cadre ? etc., et je retourne sur place et là je m’aperçois qu’un bâtiment est en construction… et c’est trop tard. Mais ce n’est pas dramatique, je l’intègre. Ça fait aussi partie du travail. J’ai finalement réalisé assez peu de dépenses par rapport à toutes celles que j’avais projetées. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles petit à petit d’autres formes ont surgi……

CM : Peux-tu nous en dire davantage sur le rapport du corps à la dépense, à l’énergie engagée dans tes mouvements ?

VL : Ce rapport au milieu urbain rejoint pour moi cette sensation de confrontation à la matière qui est en jeu dans cette notion d’effort et de résistance que je déploie à travers les dépenses. L’espace immédiat qui m’entoure, m’enveloppe, l’air, a une véritable densité, bien qu’elle soit invisible. J’aime beaucoup cette phrase de Maurice Merleau-Ponty : « Si le corps marque son environnement de son empreinte, il est en retour modelé par le monde dans lequel il s’enfonce. » Elle correspond assez bien à ce que je ressens. Le choix du terme « s’enfonce » est pour moi là très juste.

Tout comme l’ouverture du cadre permet de moins maîtriser, la dépense amène petit à petit le corps à lâcher un peu de sa vigilance, de ses barrières, de ses protections, à travers l’état de fatigue qui s’installe et l’amène à être de plus en plus poreux. Parce que mon corps seul sans rien autour, au cœur du vide, n’existerait pas. Il est toujours en relation, au plus proche de ce qui l’entoure, l’espace, l’air, la matière… Dans un échange permanent avec son milieu. Quoique… il faudrait peut-être que je fasse un vol en apesanteur pour vérifier ça… qu’est-ce que cela fait de ne plus sentir la gravité ? Qu’est-ce qu’on sent alors ? Mais je ne sais pas si j’ai vraiment répondu à ta question… ?

 

Entretien mené à Pau en février 2017 dans le cadre de la seconde journée d’étude du cycle Artistes-femmes, les formes de l’engagement, qui comportait un thème sur la cité.

Autres textes à consulter