Le système des objets

Cécile Broqua et Cyril Vergès, 2006

[...] L’exposition Projet FOMEC présente une dizaine d’oeuvres, installations, vidéos, collages et sculptures qui mettent à mal la notion de décoratif. De l’univers homoérotique de Genet au système des objets de Baudrillard, le travail de Chantal Raguet recharge de sens la notion d’objets en la transposant dans le champ de l’art contemporain.

Chantal Raguet entretient l’art de la désobéissance. Le bon goût et le dégoût, l’histoire, les anachronismes et les usages, sont autant de notions transversales attachées au décoratif et à l’objet qui irriguent l’ensemble du travail de cette jeune artiste. Cette forme de transgression est à l’oeuvre dans la pièce Louis Caisse composée d’une commode, d’un petit meuble de chevet et d’une table avec deux saladiers et des chaises. Des éléments arrachés à leur univers quotidien sur lesquels l’artiste est venue clouer violemment des centaines de boutons de couture. Par le biais d’une accumulation, cette colonie de boutons donne rapidement l’impression d’une ornementation contagieuse, voire, d’une contamination bactériologique ou virale. Ici, Chantal Raguet utilise le bouton à la fois comme un pixel rond de couleur et comme une touche de peinture qui dégouline jusqu’au sol. Dans cette oeuvre la couleur marron des meubles vient se confondre avec l’aplat de couleur disposé au sol et au mur annulant dans le même temps la perspective et la présence physique du mobilier. La répétition, la violence du mode opératoire et les effets conjugués d’apparition et de disparition, viennent empoisonner le principe de la composition au profit de l’émergence chaotique d’un ordre proliférant. Le prélèvement des objets de leur quotidien, les notions de quantité et d’accumulation sont également au coeur de la pièce Eat Hit color constituée d’une série de 102 tableaux, au format 21/14, réalisés à partir de collages d’emballages alimentaires récoltés depuis 2000. L’ensemble dessine une frise où chaque élément retenu par Chantal Raguet est considéré comme « un mini monochrome de couleur ». Ce travail prend la forme d’une mise en abyme entre les stratégies commerciales de manipulation des consommateurs développées autour des couleurs pour doper la vente des produits et celles que Chantal Raguet tente de reproduire dans le champ de l’art contemporain en utilisant les mêmes codes couleurs. Autrement dit, comment attirer l’oeil du regardeur ? Ce travail d’endurance de collecte, de découpage et de collage entrepris durant six années, dévoile une oeuvre minutieuse et obsessionnelle sur la colométrie tout en déroulant une écriture poétique du quotidien. Un travail sur la couleur, le motif et la disparition que l’on retrouve dans la pièce intitulée Projet FOMEC « selon l’appellation stratégique du camouflage qui explore l’héritage des styles picturaux qui ont inspiré ces sortes d’imprimés ». On peut penser à ce sujet au tableau cubiste de G. Braque Nu dans la forêt (1909-1910) et à la série Camouflages (1987) d’A. Warhol.

Trois panneaux bout à bout installés au mur reprennent le motif du camouflage. Devant chacun d’eux est disposée une grille sur laquelle les extrémités ont été remplacées par des plugs. Enfin, sur les panneaux sont collées des représentations pornographiques miniatures d’hommes entre eux qui se confondent avec l’imprimé. L’installation Projet FOMEC imaginée par Chantal Raguet, de sa place d’artiste femme, questionne les représentations masculines homosexuelles marginalisées par une société hétéronormée. Les panneaux fonctionnent à la fois comme camouflage et comme une représentation du camouflage, une manière de replacer le motif dans son usage premier, celui de l’annulation et de la disparition dans lequel les images d’hommes ayant des rapports sexuels entre eux sont dissimulées. Référence à la fois aux lieux de dragues masculins et aux interdits que formalisent clairement les grilles. Dans cette volonté chez Chantal Raguet de remettre les choses à leurs places (le motif pour ce qu’il est) tout en dénonçant cette exclusion des représentations homosexuelles, on peut également y voir le réemploi et la re-signification opérée sur cet imprimé par la communauté homosexuelle. En effet, le motif, par le port du treillis, a été réinvesti au point d’être aujourd’hui un symbole à la fois de virilité et d’érotisme tout comme un signe/étendard de visibilité. Cette exposition déploie un univers conceptuel inquiétant construit autour d’une dizaine d’oeuvres jalonnées par la figure de la frise et le principe aliénant de la collecte et de l’accumulation des objets. « Je tente de remettre en cause le système des objets et celui de la perception (vandalisme oculaire) en vu d’un nouvel ordre des choses. Le décoratif m’autorise un espace de dissidence avec l’ordre [...] et me permet de maintenir une position d’insoumission et de subversion ».

Texte publié dans Spirit.

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