La trajectoire d’Erwan Venn s’appréhende par le prisme mémoriel. L’Histoire tapisse les murs de l’atelier couvert de livres faisant référence aux conflits européens du XXe siècle. Pourtant, si l’archive devient le support préalable à la plupart des travaux de l’artiste, un sujet apparaît en filigrane. Le corps semble omniprésent : un corps morcelé, un corps métaphorique parfois. Sous une tente à oxygène, Erwan Venn développe très tôt ses stratégies de résistance ; il choisit le rêve comme arme invisible. Longtemps indien d’Amérique ou cosmonaute, il chevauche les plaines de son imaginaire en approchant peu à peu la mémoire familiale. Les insuffisances respiratoires qui le hantent depuis les années 1970 matérialisent les secrets qu’il tentera de percer, via sa pratique artistique.
Si le corps constitue un seuil qui délimite l’intériorité des individus, il est aussi un objet historique traversé par des strates mémorielles, politiques et culturelles. Il concentre des temporalités étendues, bien au-delà du présent. De même, l’Histoire peut être perçue comme un corps mouvant, modelé par les combats multiples de la maladie. Dans une série dédiée au mur de l’Atlantique, Erwan Venn choisit la délicatesse du dessin pour représenter les ouvrages de béton construits pendant la Seconde Guerre mondiale. Devenues les verrues monstrueuses d’une Histoire irrésolue, les Blockhaus jalonnent les côtes ensablées. À ces architectures de l’horreur, il oppose la beauté des paysages et la légèreté du trait de la mine graphite. Le dessin précède toute expérience artistique. Dès 2011, Erwan Venn efface les corps des photographies familiales prises par son grand-père sympathisant Breiz Atao {note}1 et utilise en guise de pinceau numérique un logiciel informatique. Les corps ôtés font place à un vide re-dessiné ; les fantômes de la série Headless dévoilent les traumas d’une Histoire bretonne étouffée, celle de la collaboration. Ce travail cristallise un questionnement autour du point de vue. Erwan Venn reprend celui du grand-père caché derrière l’objectif et se ré-approprie les images de propagande religieuse. Le corps devient le pivot de l’entreprise artistique ; la démarche allie à la déconstruction du récit historique une ré-écriture mémorielle. L’artiste achève pendant la crise sanitaire de 2020 cinquante-sept aquarelles. 44 jours au printemps laisse transparaître sous forme chronologique la déliquescence ambiante de la bataille de mai 1940. La dissolution de l’aquarelle dans l’eau résonne par touches grisâtres avec la débâcle généralisée. Dans un même mouvement visant à dénouer les contradictions dissimulées de nos troubles historiques, l’enfance apparaît comme un thème majeur. Erwan Venn se demande sans relâche comment les doctrines pétrissent le regard des enfants. Les Petits bretons inversent le processus d’Headless : les corps des salles de classe sont évincés au profit des visages. Leurs yeux évidés rappellent le film Le Village des damnés {note}2. Erwan Venn analyse l’hyper-hiérarchie exercée sur ces corps manipulés par les pouvoirs autoritaires. Il traduit l’expérience de générations d’enfants soumis au dogme. Le propos s’étend de la mémoire individuelle à la mémoire collective. En 2019, l’artiste voyage au Brésil ; première aventure extra-européenne qui catalyse une nouvelle recherche. La végétation luxuriante rencontre les stigmates déroutants d’une colonisation encore visible. Ces observations lui rappellent tantôt une marine accrochée dans le salon familial (son aïeul assurait au XIXe siècle la ligne Le Havre - Recife), tantôt les rythmes des batucadas découverts aux Beaux-Arts. Les influences musicales ponctuent une œuvre protéiforme forgée par les cultural studies. Dans les années 1980, Erwan Venn s’affranchit définitivement du folklore breton pour s’immerger avec délectation dans les concerts de musique post-punk ou la revue Métal Hurlant. Il se fabrique les contours d’une liberté, à l’image de la série de vidéos Destroy Wallpaper. Métaphores de l’idéologie, les papiers peints surchargés de son enfance rencontrent les vibrations des synthétiseurs électroniques.
Animé par l’émancipation du corps physique et historique, Erwan Venn débute fin 2020 un projet avec le CNES sur les archives de la base de Kourou. Dans une continuité critique avec la peinture d’Histoire, l’artiste s’apprête à révéler, à nouveau, les ressorts d’histoires enfouies.
Élise Girardot, novembre 2020.