Comme une coupe je soulève mon crâne, plein à ras bord de poésie. {note}1
Au loin, la rumeur bourdonne. Nous la distinguons à peine, entre le clapotis d’une rivière et le bruissement des feuillages. En arrivant près de l’ancienne ferme, le son devient strident, les cordes claquent, la guitare vibre. Quelque part dans le Tarn, le travail d’Erwan Venn fait irruption dans un paysage bucolique. L’artiste nous invite à déambuler d’une histoire à l’autre, à suivre une trame narrative où chaque élément a son importance. « Everything counts », comme le suggère le titre de son projet, emprunté à une chanson du groupe Depeche Mode.
La musique, fil conducteur d’une exposition chez l’habitant, envahit la bâtisse jusqu’au fond du jardin. Cinq grinçantes épines dorsales trônent à l’entrée. Elles nous accueillent sous le porche de la maison familiale et résonnent avec la guitare électrique d’Eddie Van Halen. Nous approchons la rumeur hard-rock, comme une évidence, une correspondance idéale. Les sculptures en plâtre reposent sur un porte-guitare noir. Elles composent une nouvelle danse macabre dont les personnages, réduits à une colonne vertébrale, sont constitués de moulages de mâchoires et d’empreintes de pieds. On oscille entre le film d’horreur, le concert post-punk et la colère noire. Tel l’orage qui menace la colline, l’assombrissant peu à peu, les foudres d’Erwan Venn éclatent. L’artiste fait jaillir les hydres qui gesticulent dans sa tête : celles de son histoire familiale, celles de son grand-père breton, séminariste et collaborateur. Son travail plastique est une vaste entreprise de re-mémorisation. Il déterre et déconstruit l’Histoire collective ou personnelle, l’idéologie, le diktat.
Le salon de la maison constitue l’acte II de la promenade champêtre. Une voix de garçon fredonne un chant scout : « Papa, Maman, votre enfant n’a qu’un oeil / Papa, Maman, votre enfant n’a qu’une dent / Ah ! Qu’c’est embêtant d’avoir un enfant qui n’a qu’un oeil / Ah ! Qu’c’est embêtant d’avoir un enfant qui n’a qu’une dent… ». Le logis est encombré d’objets, de rideaux, de drapeaux régionaux. L’ensemble est désuet, massif et opaque. Cette maison est emplie de fantômes, comme le travail de l’artiste invité à l’habiter. Un dessin est accroché au mur. L’enfant poupon aux joues gonflées nous fixe d’un regard vitreux et morbide : le portrait du grand-père spectral d’Erwan Venn apparaît. Il murmure la terrifiante chansonnette des Louveteaux sur fond de papier peint psychédélique. En creux, encastrés dans la cheminée, les motifs de la vidéo Killing Wallpaper nous aspirent dans un tourbillon hallucinant : « Dans la troupe y’a pas d’jambe de bois / Y’a des nouilles mais ça n’se voit pas / La meilleure façon d’marcher / C’est sûrement la nôtre / C’est de mettre un pied d’vant l’autre / Et d’recommencer ! »… Le papier peint animé dégouline de formes et couleurs criardes, autant de métaphores plastiques d’une idéologie anesthésiante.
Près de la cheminée, on discerne un carré de papier peint seventies accolé à un carré d’image-texte. On devine une autre mélodie. L’installation murale Cris et Vociférations disparaît dans le décor, en écho aux imprimés du mobilier. Les paroles de L’été indien de Joe Dassin ressurgissent : « Tu sais, je n’ai jamais été aussi heureux que ce matin là… ». Parée d’une ironie cinglante, ponctuée de références historiques et de métaphores poétiques, la sarabande d’Erwan Venn révèle le trauma et scande la douce révolte. Posées sur la commode en chêne, deux photographies closent le cheminement intérieur. Les images de la série Headless proviennent d’un fonds d’archives familiales découvertes par l’artiste. Il supprime les corps des protagonistes, devenus des spectres de l’Histoire. La présence du grand-père rôde toujours, tantôt derrière ou devant l’objectif. Ici, Erwan Venn choisit des mises en scène collectives datant de l’époque du séminaire, où son grand-père est resté dix ans. On l’observe en retrait derrière ses « pères » ou au premier rang, bras croisés et cheville nonchalante. « Mon coeur balance » entre épouvante et rire cathartique.
Dehors, la rumeur électrique de Van Halen gronde encore. On quitte les fantômes scouts et séminaristes, pour longer la façade extérieure et apercevoir une petite maison dans le jardin. Les notes stridentes et cyniques du morceau Eruption retentissent de l’intérieur. Elles nous attirent irrémédiablement, rebondissent sur les murs de la maisonnette et ne demandent qu’à en sortir. Alors, on s’approche doucement d’une vieille porte en bois, fendue en son centre. Comme on fouillerait en tremblant le grenier familial pour y déterrer les secrets de famille, on s’abaisse légèrement et on scrute l’intérieur. Les fleurs de la vidéo dansent une ronde sarcastique au rythme du solo de Van Halen. La guitare hurlante éclate d’un rire infernal.
1Vladimir Maïakovski. La flûte des vertèbres (prologue), 1915