Sambre et Meuse versus Alte kameraden

Jean-Luc Dorchies, 2013

Combats homériques figurant sur les vases grecs, Batailles de Paolo Uccello, odyssée napoléonienne magnifiée par le Baron Gros, souffrance outragée de Guernica, univers guerrier des jeux vidéo, sans oublier la photographie de presse qui a raconté le XXème siècle, la représentation des conflits armés s’inscrit dans une longue tradition d’expression artistique et visuelle.

Cette question a naturellement tenu une place centrale dans le cycle de deux années, 2012 et 2013, qui a conduit l’Ecole d’art à collaborer avec deux musées incontournables de Saumur, le Musée de la cavalerie et le Musée des blindés, dont les collections contribuent au rayonnement culturel et touristique de la ville et de son territoire. Ce partenariat s’inscrit dans le cadre du dispositif Artiste associé, Ecole du regard, mis en place par Silvio Pacitto, directeur de la Culture et du Patrimoine Historique de la Ville. Le principe est d’inviter des artistes à porter un regard singulier sur telle ou telle réalité de la cité, ce regard nourrissant les contenus pédagogiques de l’Ecole d’art tout en permettant aux Saumurois de redécouvrir leur environnement quotidien.

Revisiter l’histoire toujours actuelle de la cavalerie militaire à Saumur s’imposait. En 2012, le sculpteur Gilles Fromonteil a donné sa vision d’une des plus terribles batailles d’Empire en installant dans les salles du Musée de la cavalerie son étrange service de table en porcelaine. Après la cavalerie à cheval, c’est de la cavalerie motorisée dont il est question ici avec Parades, Sambre et Meuse versus Alte Kamaraden, création originale d’Erwan Venn au cœur du Musée des blindés.

Il n’était pas simple sur le papier de convaincre un artiste de venir s’affronter aux mastodontes de fer et d’acier du musée des blindés. Encore fallait-il que son travail soit à même de résister à l’imposante présence de ces pièces de collection, objets de fascination pour certains, d’inquiétude et d’angoisse pour d’autres. Il fallait aussi que la recherche de l’artiste se nourrisse d’interrogations sur la guerre et sur l’Histoire. Car en réalité le Musée des blindés nous raconte une Histoire du XXème siècle.Peu d’artiste s’intéressent aujourd’hui à ces questions avec autant de passion qu’Erwan Venn. Marqué par le souvenir douloureux de la seconde guerre mondiale entendu et ressenti au sein de sa famille, il s’est penché sur cet épisode dramatique qu’est la défaite française de 1940. Grand lecteur, il a presque épuisé la littérature sur le sujet, cherchant à comprendre comment ce cataclysme avait été possible.Vivant à Saumur il y a quelques années, Erwan Venn était un visiteur assidu du Musée des blindés, dont il percevait que les collections entraient en écho avec un questionnement qui déjà le taraudait. Exposer cette œuvre nouvelle, qu’il a créée pour l’occasion, est donc la réalisation d’un vieux rêve ou pour le moins d’une vieille envie.

Parades est une installation vidéo et sonore qui fait appel à l’interactivité. C’est en effet le visiteur qui déclenche son fonctionnement en cliquant sur l’une ou l’autre souris mise à sa disposition. Selon le dictionnaire Larousse, une installation est une œuvre d’art contemporain dont les éléments, de caractère plastique ou conceptuel, sont organisés dans un espace donné et à la manière d’un environnement.

En décidant d’utiliser ce moyen artistique qui s’est développé à partir des années 1960, médium à part entière aux côtés de la peinture, de la sculpture ou de la photographie, Erwan Venn a choisi l’outil le plus approprié pour donner sa vision de la campagne de mai 1940, ce moment terrible de l’histoire de la France et de l’Europe, qui est raconté dans la salle du musée des blindés où l’œuvre est installée.

Face à un char Tigre, l’une des plus effrayantes machines de guerre jamais conçues, on pénètre dans une salle de projection où sont présentés deux films d’animation projetés sur quatre écrans. Ici, deux protagonistes se confrontent : d’un côté le Panzerkampfwagen III allemand de 1938, de l’autre le S.O.M.U.A S 35 français, son contemporain. Ce sont ces deux blindés qui s’affrontèrent en France en 1940. Les deux chars sont physiquement présents, et donc visibles à proximité. Le premier dans la salle Allemagne du musée où est située l’installation, le second dans la salle consacrée à la France, que le visiteur du musée aura précédemment traversée.Sur fond sonore de Alte Kamaraden, marche militaire prussienne de 1890, l’animation mettant en scène le Panzerkampfwagen III démarre sur le dessin du char qui devient un motif destiné à se démultiplier à l’envi pour former un groupe compact.

Naît ensuite le chaos d’une mer de glace, allusion à un tableau de Caspar David Friedrich, le grand peintre romantique Allemand qu’Adolf Hitler admirait. L’animation s’achève sur le retour au dessin froid et technique du char Panzerkampfwagen III.

C’est sur l’air patriotique Sambre et Meuse, composé dans les années 1870 à la mémoire des armées de la Révolution, que la partie française s’anime. Là encore, cela commence avec le dessin du char, le S.O.M.U.A. S 35 recouvert d’un motif de camouflage. Invention française lors de la première guerre mondiale et avatar de la modernité des peintres cubistes recrutés pour les besoins du conflit, le camouflage tient ici une place prépondérante. En effet, le char Allemand de 1940 était simplement peint en vert de gris, alors que le S.O.M.U.A. S 35 était recouvert de plus de six schémas de camouflage différents et de 16 nuances de couleurs. Cela en faisait presque un char artistique.

S’esquisse alors La liberté guidant le peuple, de Delacroix, peinture emblématique de la République peinte pour les journées de Juillet 1830. Elle arbore la même gamme de couleurs que les camouflages et s’inscrit en contre-point de La Mer de glace de Caspar David Friedrich. Deux cultures, deux processus dans la constitution de l’Etat Nation s’affrontent ici, alors que les motifs de camouflage français semblent s’animer sans grande conviction sur l’air pourtant martial de Sambre et Meuse.Les signes qui apparaissent à la fin de l’animation - As de couleur verte, rouge, bleu ciel et bleu marine - indiquent les unités qui combattirent pendant la campagne de mai 1940. Le film s’achève avec la cocarde bleu-blanc-rouge et le retour au dessin technique du char S.O.M.U.A S. 35.Une certaine forme de « réalisme » dépourvu de tout artifice décoratif caractériserait le totalitarisme et son déferlement sur l’Europe dans la première animation, alors que la démocratie, peu encline à la guerre, aurait opté pour une abstraction lui permettant de se camoufler pour éviter le conflit, ce que montrerait la seconde.

« Parades », comme toutes les œuvres d’art, n’a pas pour ambition de répondre à ces questions. Elle ne fait que les susciter et les provoquer. Il n’empêche, Erwan Venn, au regard de cette histoire qui opposa tant de fois les deux peuples situés d’un côté et de l’autre du Rhin, nous rappelle que c’est au XIXème siècle que cette inimitié profonde, heureusement oubliée aujourd’hui, s’est forgée.

En conclusion, pensons au tableau de Gustave Courbet intitulé Les Demoiselles de bord de Seine, peint bien avant que ces conflits n’éclatent. On y voit deux femmes alanguies, étendues dans l’herbe d’un coin d’Ile de France, dont la présence picturale semble pouvoir résister à tous les blindés du monde. S’il est considéré comme le maître de ce qu’on appelle le Réalisme en peinture, Courbet représente une étape décisive sur le chemin qui mène à l’art moderne, d’où émergera le cubisme et l’abstraction qu’on retrouve sur le char S.O.M.U.A. S 35.Ces paradoxes nous démontrent une fois de plus que rien n’est plus complexe que l’art et c’est bien tout l’intérêt de la création qu’Erwan Venn nous présente au Musée des blindés de ne pas se donner naturellement à la compréhension tout en nous ouvrant des horizons insoupçonnés de réflexion.

Texte de Jean-Luc Dorchies dans le cadre de la présentation de l’installation vidéo Parade d’Erwan Venn

Exposition Sambre et Meuse versus Alte kameraden, Salle 1940, Musée des Blindés de Saumur, 2013

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