La répétition imparfaite

Julien Zerbone, 2013

D’emblée, Juste milieu et INTERSTICE C1.60.37 intriguent le spectateur à la fois par leur évidence et leur étrangeté. Évidence de leur langage architectural et sculptural, fait de pilastres, piliers, dessin d’une façade en brique, volume et formes géométriques, marqué par la sculpture minimale des années 60 et l’art Néogéo, et dont les éléments sont aussi tirés de l’environnement architectural de Flers et des trouvailles que l’artiste a piochées ainsi au gré de ses pérégrinations. Étrangeté cependant, dans la manière dont les œuvres « prennent appui » sur l’espace autour d’elles sans vraiment « coller » à cet environnement : INTERSTICE C1.60.37 marque bien ce décrochement discret mais irrémédiable, cette extraterritorialisation alors même que ses formes prises une par une sont identiques à celles de la salle dans laquelle l’œuvre est installée.
La répétition chez Jeanne Tzaut est nécessairement imparfaite. Juste Milieu n’est qu’un jeu libre reprenant et disposant les éléments architecturaux – pilastre, rondes-bosses, double volée d’escalier, briques apparentes – selon le bon vouloir et la fantaisie de l’artiste, débarrassés des fonctions et qualités qui leur confèrent ordinairement leur identité. L’imbriquement des parties de ce monument aux allures de Lego géant laisse lui aussi clairement visible l’assemblage, il y a des béances qui marquent clairement l’aspect fantaisiste de l’œuvre, sa nature fragmentaire. Face à ce totem, nous cherchons sans parvenir à une réponse la logique interne, le message... Si c’est un pastiche, alors de quoi ? De même, la répétition apparente de INTERSTICE C1.60.37 fait-elle long feu : à y regarder de plus prêt, on remarque effectivement que l’artiste a mêlé malicieusement piliers véritables et piliers de décoration dans sa composition qui n’est ainsi que de manière superficielle une répétition en plus petit de l’espace du magasin.

La couleur participe de cet aspect et le renforce : elle donne son nom à l’œuvre INTERSTICE C1.60.37, en référence à la peinture rouge dont la totalité de l’installation est recouverte, cette couleur qui extirpe par son incongruité l’espace de l’œuvre de l’espace « normal », quotidien de la perception. De même manière, le bleu de Juste milieu interroge : coin de ciel bleu déconstruit façon cubiste ? Envers du décor ? Référence cachée à l’architecture grecque, dont il est dit que le marbre blanc n’avait d’autre usage que de se contraster sur le ciel bleu ? La seule réponse à laquelle nous parvenons est que ce bleu n’est là que pour interrompre une certaine monotonie de surface, rythmer l’agencement, surgir visuellement aussi bien du mur que de l’installation : libre agencement et couleur à un ordre quotidien, par le biais de l’agencement et de la couleur, se substitue un nouvel ordre, empiriquement décidé par l’artiste « morphiurge ».

C’est dans l’imperfection de cette répétition, dans l’identité partielle et partiale avec les architectures dont elle tire son vocabulaire et ses formes, dans son infidélité même qu’il faut en fait chercher la création chez Jeanne Tzaut. L’artiste ne cherche pas tant à citer le réel, à le réorganiser qu’à prendre appui sur l’environnement pour créer de nouvelles formes, de nouveaux espace, tout comme Juste Milieu prend appui sur le mur de la galerie et sur le mystérieux bâtiment Art Nouveau pour exister, tout comme INTERSTICE C1.60.37 fait usage de l’espace commercial désaffecté pour prendre son essor...

Jeanne Tzaut prélève et fait usage des formes et des espaces qu’elle trouve en les retravaillant de manière libre et empirique, à la seule fin de créer de nouveaux espaces, dénués de toute fonction autre que la jouissance esthétique et ludique : mouvement d’ensemble, rythmique, jeux d’ombre et de lumière, juxtaposition, collage, c’est en plasticienne – en peintre ? – que l’artiste aborde l’architecture et la sculpture. Ainsi les œuvres exposées à Flers se révèlent comme de purs jeux de surfaces, de pliures qui s’assimilent à des origamis. Une ornementation sans paroi, un décor sans acteurs qui dérange le spectateur par son absence d’intériorité, par son mutisme, et l’invite cependant à la rêverie, à l’évasion ; un Entre-deux, un passage qui cependant ne trouve sa raison d’être qu’en lui-même, hors de toute référence commode.

Si nous devions qualifier la pratique de Jeanne Tzaut, dans son ambiguïté et dans sa poétique, nous parlerions sans doute « d’art des formes fixées », pour paraphraser le concept de « musique des sons fixés » créé par Michel Chion à propos de la musique concrète. En effet, le geste de l’artiste et la qualité des objets qu’elle met en œuvre ne résident pas tant dans l’origine de ces formes, ni dans un quelconque travail de récupération d’éléments disparates dans l’environnement, que dans leur agencement en tant que pures formes débarrassées de leur ancrage matériel et mémoriel. Ainsi exhibent-elles au spectateur leur étrangeté et leur mutisme hors de toute référence possible, une poésie, une rythmique qui se déploient dès lors librement.

Extrait du catalogue Ré-actifs, édité dans le cadre de la résidence de l’artiste à 2Angles, Flers, 2013

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