Jeanne Tzaut puise dans des univers existants des formes qu’elle détourne et réactive pour opérer des assemblages inédits. Comme autant de nouveaux possibles, ses constructions dénuées de fonctionnalité, se jouent à brouiller les repères du spectateur et l’invitent par la même occasion, à changer son regard sur les lieux du quotidien.
Dans ta démarche, tu portes un intérêt particulier à la sculpture et à l’architecture. Comment abordes-tu ces deux champs artistiques ?
L’architecture est en effet un des piliers de mon travail. Ce qui m’intéresse précisément dans ce domaine, c’est le rapport aux formes que j’envisage en dehors de l’aspect fonctionnel. Ainsi, je n’invente pas, mais je prélève, essentiellement dans des contextes urbains, des extraits d’architecture, des motifs que je revisite ensuite. Hors de toute fonctionnalité, ces formes m’intéressent dans leur abstraction et par conséquent, dans ce qu’elles offrent comme liberté de projection au spectateur. Pour ce qui est de la sculpture, j’ai commencé à en faire à la fin de ma 5e année aux Beaux-Arts et ça a été une révélation. La sculpture permet de voir les choses se façonner par le fait de prélever ou d’ajouter. Cette façon d’aborder la matière et cette action basique qui consiste à assembler et à construire me plaît particulièrement. Ceci dit, aujourd’hui, la peinture commence à prendre de plus en plus d’importance dans mon travail notamment à travers la question du pattern, qui est récurrente dans ma démarche.
Comment vas-tu traiter plus précisément ces deux médiums dans le projet que tu développes actuellement au Bel Ordinaire ?
Pendant cette résidence, mon projet consiste en la mise en place de micro-espaces. Ce qui m’intéresse ici, c’est de travailler sur la question de la maquette et de la sculpture, d’être dans cette frontière-là. Pour cela, je revisite des éléments que j’ai photographiés ces dernières années, tels des motifs de carrelages, des extraits de bâtiments... J’ai commencé par faire des maquettes pour tester des assemblages, le but étant de ré-assembler, de réutiliser ces différents éléments pour construire de nouveaux espaces. Je veux vraiment jouer sur des disproportions et associer des choses qui n’ont rien à voir entre elles pour produire une sorte d’uchronie, de nouveau possible. De même dans la réalisation, je vais employer des matériaux aux aspects variés (du crépi, du Vénilia imitation bois ou marbre, de la peinture fluorescente...), mais aussi mêler différentes techniques, par exemple intégrer le dessin à la sculpture pour accentuer cette idée d’étrangeté. Les maquettes seront ensuite reproduites à une autre échelle, ce qui n’était pas prévu au départ. Donc le projet a évolué et le fait de passer à une autre dimension va me permettre d’accentuer l’idée de manipulation.
Ton travail t’amène souvent à interagir avec l’espace et notamment l’espace d’exposition. Qu’est-ce qui t’intéresse dans cet aspect ?
La question d’espace est assez importante dans mon travail car je fais surtout des installations, dont pas mal de projets in situ. Il est vrai que les conditions de l’exposition, l’idée même d’exposition à savoir comment un élément intervient dans l’espace, comment il fait vivre un espace et comment l’espace le fait vivre m’intéressent beaucoup. Du coup, le projet que je développe ici est assez nouveau car il s’agit de concevoir des éléments qui sont plus autonomes. Mais ce qui est particulier avec ces volumes, c’est qu’ils seront présentés au sol et que le spectateur pourra déambuler au milieu et les appréhender physiquement. Ça ramène à ce qui me préoccupe aussi dans l’architecture, à savoir la façon dont l’espace et les formes sont habités, parcourus, vécus. Au début de mon cursus, j’ai aussi fait pas mal d’interventions dans l’espace public comme dans ma série Interventions Urbaines qui consistait à activer ou détourner des éléments du paysage. Le but de ces interventions est d’insuffler de la poésie là où on ne l’attend pas. La question du banal m’intéresse comme point de départ et ma démarche invite à dé-fonctionnaliser et par conséquent, à changer le regard sur les lieux du quotidien.
En jouant notamment sur des rapports d’échelle dans tes installations, tu cherches à induire le trouble dans la perception du spectateur. Comment appréhendes-tu cette question ?
En effet, cette question du trouble est de plus en plus présente dans les pièces que je réalise. J’aime l’idée de jouer avec un entre-deux un peu étrange, de l’ordre de la science-fiction. Dans mon projet actuel, la question d’échelle va me permettre de créer des bizarreries, de jouer avec des perspectives dans l’idée de déstabiliser le spectateur. Le fait qu’on ne ne soit pas à une échelle 1 amène une sorte de fragilité et un aspect beaucoup plus hypothétique qui m’intéresse davantage. J’ai déjà eu l’occasion d’aborder cette question d’échelle avec un projet pour la Z.A.N Galerie, galerie miniature virtuelle. Dans cette proposition, je trouvais intéressant le fait de ne pas arriver à se projeter dans l’espace en question, du fait de ne pas avoir idée de son échelle. Souvent, la perception du spectateur est aussi faussée par l’ambivalence de mes pièces qui opposent un aspect monumental à une certaine fragilité. J’aime aussi jouer sur l’infime comme dans certaines de mes interventions dans l’espace public. Ou encore créer le trouble en mêlant 2D et 3D, peinture et volume par exemple, afin que les détails de la pièce ne se mesurent pas au premier coup d’oeil.
Outre l’influence évidente de l’art minimal dans ton travail, quelles sont les autres références qui nourrissent à leur manière ta démarche ?
Dans le mouvement Dada par exemple, j’aime particulièrement l’idée d’assemblage, de construction, de jeu et de poésie. Quant au Bauhaus, c’est un mouvement qui m’intéresse dans le sens où il élargit la façon d’envisager l’art en mêlant les disciplines. Parmi les artistes qui m’influencent particulièrement je citerais, Thomas Hubert, Gabriel Orozco et Jordi Colomer. Sinon, formellement, je peux me sentir proches d’artistes contemporains tels que Valentin Carron, Raphaël Zarka ou Nicolas Moulin qui sont dans la sculpture également et ont des préoccupations assez semblables aux miennes. Par ailleurs, bien que nos pratiques soient assez différentes, je suis très sensible à la poésie du travail de Till Roeskens, artiste engagé, qui explore et erre à la rencontre de lieux et d’habitants : « Pour aller où tu ne sais pas, va par où tu ne sais pas. » (Saint-Jean de la Croix).
Entretien réalisé dans le cadre de la Résidence de Jeanne Tzaut au Bel Ordinaire de Pau