Y a-t-il objet plus difficile à saisir aujourd’hui que la ville ? Y a-t-il sujet plus impliqué, échaudé maintes fois, que l’humain créateur et habitant de la ville ? Parler de ville est depuis longtemps impropre si on n’y ajoute pas le fait urbain, majoritaire à l’échelle mondiale, réalité pour les quatre cinquièmes d’entre nous en Europe. Celui-ci a dépassé la notion de ville dans sa distinction d’un autre type de territoire, qu’il englobe de sa prolifération. Tantôt vu comme un organisme tentaculaire et sans limite, oublieux de faire de l’espace traversé un espace vécu, tantôt perçu comme un caractère propre de notre anthropologie, apte à se métamorphoser sans fin, le fait urbain est plus que jamais l’objet d’une attraction-répulsion. C’est qu’il est au fondement de notre relation au temps et à l’espace, la géographie de nos vies et le creuset de nos rapports sociaux.
Dans le premier chapitre de Poétique de la ville, Pierre Sansot écrit que pour observer ce qu’est le milieu urbain, on peut prendre soit le parti du sujet, l’humain qui la façonne et la vit, soit celui de l’objet vécu. Les deux entrées sont parfaitement valables mais, selon lui, la ville est faite d’une accumulation d’hier, d’habitudes, de construits antérieurs, qu’il appelle « gestes » ou « démarches » pour en garder la dimension collective. Cela constitue des lieux singuliers, ancrés, habités, plantés dans le temps long. « Une ville fluide, uniforme, composée de relations indéfiniment variables constitue un rêve ou, peut-être, un cauchemar. » Aussi pense-t-il que l’approche objectale est la plus pertinente, car c’est bien l’homme qui créé l’objet intéressant notre regard, notre compréhension. « Une approche objectale de la ville respecte mieux le décor urbain. À l’intérieur de cette approche, on distinguera une saisie subjective et une saisie plus proprement objective. La seconde décrira la structure qui organise entre eux les éléments d’un lieu. La première ne nous rejettera jamais du côté d’un sujet enfermé en lui-même, elle continuera à balayer d’une certaine façon l’espace urbain » {note}1. Il s’agirait donc d’opter pour une démarche qui parte bien des lieux, croisés de manière fugace ou pratiqués au quotidien, pour aller vers nos manières d’être.
Elle doit aussi prendre acte de l’aspect morcelé, éclaté de la ville contemporaine - passée de la tradition à la modernité, remise en cause par la post-modernité, secouée par les enjeux actuels et contradictoires. Le travail d’observation présuppose une sorte de dialectique ; se déplacer sans compter certes, mais savoir se poser pour sentir les choses. C’est la fameuse remarque d’André Breton à propos de ses périples : « Les pas perdus ? mais il n ’y en a pas » {note}2. Elle souligne le perpétuel retour du surprenant, y compris dans une ville connue, des signes vus ailleurs, par-delà l’habitude de formes, de comportements, de typologies. Thierry Paquot décrit ses itinéraires fréquents, les modifications de l’urbain qu’il traverse et s’interroge sur la qualification de cet ensemble. « Et je me surprends à les apprécier sans établir une quelconque échelle de leurs valeurs esthétiques. Comme si chaque modification indépendante d’une autre se suffisait à elle-même et faisait corps avec un ensemble disparate mais néanmoins uni. Sont-ce les formes qui en changeant modifient ma perception, ou bien dessinent-elles un ailleurs, un autre part. Cet autre part est à dire vrai un à côté. » Il ajoute : « Mais côté a surtout à voir avec les territoires et leurs imaginaires (…) non point pour localiser ou orienter mais afin de mettre en relation » {note}3.
D’un point de vue plastique, pointer ce lien engage deux choses essentielles. La qualité du regard, au sens d’une culture du regard telle que l’aborde Pierre-Louis Falloci dans son travail, faisant référence pour sa pratique à l’image fixe et l’image mouvement {note}4. Cette notion du « voir », du « composé le regardé », il la rend nécessaire pour les faiseurs de la ville, mais elle vaut certainement bien au-delà. Et pour qui voudrait élaborer avec cette réalité fragmentée et mouvante, autant faire assaut de liberté pour mettre en exergue des arrangements parfois inattendus. À ce titre, on pense au parcours d’Ettore Sottsass, à ce qui le mènera à l’aventure foisonnante et joyeuse du Groupe Memphis. Lui qui envisageait son exercice comme un mouvement libre, où l’expérience de la vie a joué un rôle premier {note}5.
C’est avec ces idées éparses à l’esprit que l’on voudrait comprendre le titre de l’exposition de Jeanne Tzaut. Apnée en récursivité : invitation à s’immerger dans une séquence, pour faire revenir dans l’objet même du travail, par la répétition du semblable toujours différent, la nature de l’observé-recomposé.
1P. Sansot, Poétique de la Ville, Petite bibliothèque Payot, 2004
2A. Breton, Nadja (1928), Folio Gallimard, 1972
3T. Paquot, Un philosophe en ville, Infolio éditions, 2011
4« Voir », conférence de P.-L. Falloci, les mini PA, Ed. du Pavillon de l’Arsenal, 1996
5Ettore Sottsass Jr ’60-’70, Editions HYX collection FRAC Centre, 2006