Jardin totémique

Julien Zerbone, 2022

Scène 1
Candélabre, seule sur les parterres du hall

C’est le petit matin, Candélabre se réveille, étend ses longs bras tubulaires, bâille, tourne sur son pilier central et découvre les lieux.

Candélabre → Où suis-je, voyons voir… Je suis seule, sur un long parterre rectangulaire, parsemé de plantes vertes. Je suis dans un hall, à l’étage il y a une coursive, à gauche je vois un alignement de vitrines de ce qui semble être des magasins… Tout cela ressemble à une galerie commerciale… Étrange.

Il y a longtemps, bien longtemps, nous, les œuvres, vivions dans des églises, des temples, des palais, des châteaux, des jardins, à l’occasion sur des places publiques, pour le plaisir des plus riches et l’édification des plus pauvres, et cela a duré, jusqu’au 18e siècle. Les premiers musées, d’ailleurs, étaient des palais, avec des tentures, moulures, lustres en cristal et tapisseries, quelque chose de très classe. Le Louvre lui-même a servi de demeure aux rois de France avant de devenir le musée que l’on connaît. Il faut s’imaginer la foule bruyante et bigarrée qui se massait le dimanche dans ses travées, ainsi que les apprentis artistes qui passaient leur journée à recopier les chefs-d’oeuvre, c’était très vivant, à l’époque, un musée !

Au milieu du 20e siècle, on a inventé, aux États-Unis, un nouveau genre de musée qui a rapidement servi de modèle aux autres. Les hauts murs sont restés, mais ils ont été couverts de blanc, les fenêtres ont disparu, les espaces ont été vidés de leur mobilier et de tout ce qui pouvait rappeler l’univers domestique. L’éclairage, indirect, était assuré par des ouvertures en hauteur et par des spots… Nous, les œuvres d’art, nous sommes retrouvées dans un temps suspendu, dans un espace neutre, clinique, digne d’un vaisseau spatial dans un film de science-fiction, hors du monde commun. Rien ne devait distraire le regard de « l’appréciation » de l’œuvre, tout devait permettre la libre comparaison entre les objets présentés, dont rien ne devait venir trahir leur origine ou fonction… Que vous soyez un masque rituel bantou, une lampe de chevet, un crucifix ou le portrait d’une vieille dame, vous vous retrouvez toutes présentées de la même manière...

Qui connaît un peu les artistes sait qu’une idée ne peut prospérer sans être l’objet d’une contestation. C’est ainsi qu’un artiste français, Daniel Buren, dans les années 1970, a inventé la notion d’œuvre in situ, ce qui signifie « sur place », une œuvre pensée pour un lieu donné, qui n’a de sens que dans ce lieu, et qui ne pourrait exister que dans ce lieu… Jeanne Tzaut, ma créatrice, est une habituée de ce type d’intervention, nombre de ses œuvres ont été pensées en lien avec l’environnement urbain ou dans des jardins dans lesquels elles ont été installées, à la suite d’une longue phase d’observation. Avec mon tronc et mes branches réalisés en tubes de cuivre et peints en vert, ces fleurs insolites posées sur des socles, je ressemble étrangement aux plantes alentours… Soit, je suis une oeuvre d’art in situ… La question, maintenant, consiste à savoir ce que je fais

J’entends du bruit…

 

Scène 2 Candélabre, Cactus, Sapin et Palmier

Candélabre assiste, en silence, à l’installation de trois congénères sur la même bordure… Il y a Cactus et sa grande silhouette longiligne, scandée de tasseaux, comme des épines, Sapin, un cône majestueux comme posé dans une vasque et Palmier, un brin grandiloquent avec son tronc rouge et blanc. Candélabre attend que le hall soit vide pour prendre la parole, car les œuvres sont très pudiques en présence d’humaines.

Candélabre → Vous êtes aussi des oeuvres de Jeanne Tzaut ?

Cactus → Il semble bien… Savez-vous ce que nous faisons ici ?

Sapin → Nous sommes à Lagord, dans une école qui forme de jeunes adultes aux métiers du bâtiment, de la coiffure, du commerce, de la mécanique… Le hall est en fait une fausse galerie marchande qui permet à certaines étudiantes de se mettre en situation dans l’apprentissage de leur métier. Mais j’ignore la raison de notre présence, autant que la durée…

Candélabre → J’ai entendu lors de votre installation que nous avons été créées spécifiquement pour ce lieu, dans le cadre du « un pour cent artistique »…

Palmier → Késako ?

Sapin → Mon dieu, vous êtes une œuvre d’art, et vous ne savez pas ? Jean Zay, l’un de nos pères à toutes, imagine le 1% artistique en 1951 : l’idée est simple, puisqu’il s’agit de consacrer 1% du budget d’un édifice voulu par l’État ou une collectivité locale à la réalisation ou à l’achat d’une œuvre d’art spécialement conçue pour l’édifice en question. Depuis le début, cette initiative a pour objectif de mettre à disposition du public des biens culturels et des Ouvres d’art qui ne le seraient pas autrement, mais aussi de constituer un patrimoine artistique et d’apporter une plus-value esthétique au bâtiment.

Palmier → Vous parlez toujours autant ? En gros nous sommes là pour décorer…

Sapin → Bien sûr que non ! Nous sommes là pour apporter une vraie dimension culturelle et esthétique, pas juste pour être jolies. Nous sommes des totems, nous sommes des emblèmes qui représentent les formations.

Candélabre → Ah oui !!! Les perruques que je porte font référence à la coiffure, et le cuivre de mes branches et tronc est le matériau de prédilection de la plomberie. Quant à votre tronc, Palmier, il ressemble à s’y méprendre à l’enseigne du barbier ou à un sucre d’orge, et la tranche supérieure de votre feuillu est teinte en peinture de carrosserie… Le bas de votre tronc, en gaine bleu, rappelle l’univers du chantier, tandis que Cactus et ses tasseaux me fait penser à un panneau de signalisation...

Cactus → Notre créatrice nourrit de longue date une passion pour les matériaux, leurs propriétés physiques et esthétiques, et pour leur assemblage. Ils constituent une sorte de palette. Elle ne se contente cependant pas de les assembler, elle les peint…

Palmier → Ça fait d’elle une sorte d’artisane, comme bon nombre de celles et ceux qui viennent étudier ici ?

Sapin → Les artistes aujourd’hui sont beaucoup plus proches des artisanes, voire des ingénieures ou des designers que de Michel-Ange : certaines ne font que concevoir leurs œuvres, et les font réaliser par des artisanes, justement. Jeanne, elle, se considère comme une artisane dans la mesure où elle cherche à réaliser elle-même ses pièces, et les considère dans leur matérialité.

Cactus → Il ne faut pas non plus oublier son intérêt pour l’art néo-géo… Par nos peintures, nous faisons référence aux arts-décoratifs, à la manière dont, depuis la fin du 20e siècle, des artisanes ont conféré au mobilier un caractère éminemment décoratif.

Candélabre → Chut, voilà quelqu’un…

 

Scène 3
Candélabre, Cactus, Sapin et Palmier

Arrive un apprenti, le premier sans doute de la journée. D’abord iel passe comme à son habitude, on connaît la capacité des lieux à se faire oublier. Et puis iel remarque les quatre sculptures et s’arrête pour les observer…

Elève → Ouahhhh, qu’est-ce que c’est que ces… trucs ?

Cactus → Un peu de respect, tout de même !

Elève → Vous pouvez parler ? Qu’êtes-vous donc ?

Candélabre → Nous sommes des œuvres d’art, créées par Jeanne Tzaut, et nous logerons ici dans les années à venir, ainsi que d’autres œuvres, telles que celles de Pascale Rémita et Chloé Dugit- Gros. Notre créatrice nous a appelées Totems, nous sommes enchantées de te rencontrer.

Elève → Me… Rencontrer ? Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

Sapin → « C’est le regardeur qui fait l’oeuvre » a dit un jour l’un des prédécesseurs de Jeanne Tzaut, et c’est vrai que sans personne pour nous regarder, pour nous apprécier, chercher à comprendre ce que nous signifions, nous autres œuvres d’art ne servons pas à grand-chose…

Elève → Donc c’est à moi de vous dire ce que vous êtes ? Déjà, comment je dois vous regarder, si je suis un regardeur ?

Les quatre → Bonne question ! Le mieux serait quand même de se déplacer, de multiplier les points de vue. C’est souvent le cas dans les œuvres de Jeanne, qui possèdent une dimension abstraite et géométrique importante. De face, elles peuvent ressembler à des peintures, tandis qu’en tournant elles rappellent souvent des architectures.

Sapin → Si tu me regardes de haut, tu verras comme une cible, avec des cercles concentriques peints dans des couleurs variées, aux effets aquatiques ; au contraire, de face, je suis complètement vert, et de forme conique. Il en va de même avec Candélabre, qui révèle son caractère cruciforme de haut…

Candélabre → En effet, je suis une croix parsemée de cercles, vue d’en haut ! Tu peux aussi nous regarder comme des ensembles, ou dans le détail… Quant à mes perruques, elles rappellent aussi des végétaux, à leur manière.

L’élève → Mmmm. D’accord. Même en changeant de point de vue, je vous trouve malgré tout très fake, très artificielles et étranges, vous ne ressemblez pas vraiment à des plantes, par exemple !

Sapin → Unheimlich, c’est l’adjectif par lequel Freud, le fondateur de la psychanalyse, qualifie ce sentiment, souvent traduit en français par « inquiétante étrangeté », que l’on a parfois lorsque le plus familier des objets nous devient comme étranger... Les œuvres d’art ont cette prétention à mettre en crise le regardeur, à le questionner, à le gêner pour mieux le faire sortir de ses certitudes…

Palmier → Quant à notre caractère artificiel, simulacre, il parle aussi du monde dans lequel tu vis, un monde de simulacre, de faux-semblant, de fiction qui nous renvoie sans cesse des messages complexes et contradictoires, comme ce hall qui se fait passer pour une galerie commerciale…

Candélabre → C’est tout le sens de l’art, et tout l’art de l’artisane, de parvenir à la vérité par de féconds détours.

 

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