Frédérique Bretin

vue par

Raphaële Bertho

L’étang n’est pas un étang

« La gare n’est pas une gare » : c’est avec la force de ces quelques mots que Charlotte Delbo nous accueille dans son ouvrage Aucun de nous ne reviendra, écrit dans les mois après son retour des camps – Auschwitz, où elle est transférée le 24 janvier 1943, puis Ravensbrück en 1944, d’où elle est libérée en avril 1945 {note}1. « La gare n’est pas une gare » : c’est l’arrivée dans l’indescriptible, l’innommable, l’inconcevable que Charlotte Delbo formule ainsi, faisant sentir la manière dont tous les repères vont être évidés de leurs sens, et en premier lieu le langage. Comment transmettre une expérience « sans commune mesure et sans précédent » ? « La gare n’est pas une gare » : dans cette formule épurée, simplifiée, Charlotte Delbo exprime la sortie du monde connu tout en nous laissant la charge de formuler ces mots qui échappent irrémédiablement. Publiant son ouvrage dans les années 1960, Charlotte Delbo n’a plus à prendre en charge le récit d’une Histoire déjà largement documentée. Elle nous dit son histoire à la première personne, avec une simplicité puissante. La stratégie de Delbo est de subvertir la langue commune, celle de tous les jours, de jouer de son apparente évidence pour l’insécuriser et, finalement, instaurer un profond malaise {note}2.

Ce que Delbo fait à la langue, Frédérique Bretin le fait à l’image. Avec Je suis morte à Auschwitz et personne ne le voit la photographe revient sur les pas de Charlotte Delbo, sur ceux de Mado qui prononce ces mots, sur ceux des 240 femmes transférées avec elle en janvier 1943, et sur ceux de tous les déportées d’Auschwitz, mais pas seulement. Son geste photographique lui-même fait écho au geste littéraire de Delbo. Tout comme l’écrivaine subvertit la langue, Frédérique Bretin creuse l’image et inquiète sa signification. Car cet étang n’est pas un étang : il est ce marais longuement décrit par Delbo, celui que les commandos disciplinaires - dont elle faisait partie avec ses camarades - devaient assainir puis fertiliser en y dispersant des cendres humaines. Le charme convenu de ces paysages bucoliques se heurte immédiatement à l’évocation de l’horreur la plus indicible. Et les piaillements des oiseaux comme le ronflement des trains jettent définitivement un voile lugubre sur la surface.

Cet hommage photographique à la puissance du verbe de Charlotte Delbo arrive comme une évidence dans le parcours de Frédérique Bretin. Si cette série converge avec d’autres travaux photographiques préférant l’évocation au témoignage, la représentation du manque plus que la présentation de la trace {note}3, ce travail résonne de manière très particulière avec les recherches de l’artiste, notamment celles menées sur l’histoire de la résistance en Dordogne où, comme Delbo, Frédérique Bretin choisit de donner forme à une mémoire chorale. Mais cette série forme aussi une synthèse puissante des questionnements esthétiques qui traversent l’artiste depuis ses premières images de Surface, une douzaine d’années plus tôt. La ligne d’horizon qui découpe les clichés de l’étang prolonge cet horizon obsédant qui court d’images en images, cette ligne qui signale « une démarcation du monde » {note}4. La surface de l’étang absorbe nos projections mémorielles, tout comme le mur blanc du brouillard s’érigeait devant notre désir de voir, aussi impénétrable que fragile. Après nous avoir amenées au seuil de l’humanité, la photographe pose la question de la possibilité même de faire paysage. Le regard fait face à un anti-paysage {note}5, un espace mortifère qui, malgré les apparences, ne peut permettre la vie. L’eau, condition du vivant, nous renvoie ici à cette soif qui étreint les déportées ; elle nous renvoie à cette neige qui attaque les corps, à ce gel qui enserre les cadavres. L’eau de ces étangs est mortelle. Nature et culture se déchirent intimement.

1Aucun de nous ne reviendra est publié en 1965 et deviendra le premier tome de la trilogie de Charlotte Delbo, Auschwitz et après avec Une connaissance inutile publiée en 1970 et Mesure de nos jours en 1971.

2Nathan Bracher, « Histoire, ironie et interprétation chez Charlotte Delbo : une écriture d’ Auschwitz », French Forum, Janvier 1994, Vol. 19, No. 1, pp. 81-93.

3Raphaële Bertho, « Retour sur les lieux de l’événement : l’image « en creux » », Images Re-vues [En ligne], 5 | 2008. https://doi.org/10.4000/imagesrevues.336

4Michel Poivert, Le désir d’horizon, 2017

5David E. Nye et Sarah Elkind, The Anti-landscape, Amsterdam and New York, Rodopi, 2014

Autres textes à consulter