Entretien

Lohengrin Papadato, 2015

Publié dans le premier numéro de la revue Faros, Rennes, novembre 2015

 

Après une formation en Histoire de l’Art et Archéologie dans les Universités de Pau et de Grenades (Espagne), menant une réflexion sur l’inter-culturalité dans l’oeuvre de Miquel Barceló, Rémi Duprat se tourne vers une production plastique personnelle qui le mène vers les Beaux-Arts. Il développe dans les écoles de Brest et de Séville une pratique plastique protéiforme, sculpturale et photographique, autour de questions liées à la notion de paysage, de nomadisme, de l’habitat et des pratiques vernaculaires. Suite à ce cursus, il réalise une résidence en Corée du Sud, puis enchaîne avec Generator, programme de 7 mois proposé par 40mcube et les quatre sites des École d’Art de Bretagne, à Rennes. C’est à cette occasion que nous nous rencontrons et, après plusieurs entrevues pleines d’emphases sur les sujets du paysage et de la montagne, que nous réalisons cet entretien.

 

Dans ton travail tu t’intéresses beaucoup à la notion de paysage, que ce soit à travers des axes tels que le déplacement, avec la pièce Vamos a la playa (lo sateg), l’habitat, avec des pièces comme Cabane en kit (Wondumack : cabane de repos), L’été sera chaud, ou la communication avec ta série Les siffleurs. Peux-tu nous dire brièvement ce qui, dans ton vécu, t’a mené vers ces sujets et ces thématiques ?

Le paysage est un prétexte. C’est une entrée pour traiter d’autres sujets. Le paysage, par définition, dépend toujours d’un observateur, donc d’un point de vue. On peut l’appréhender de manière politique, historique ou encore archéologique, etc…
Je suis né dans un village de montagne, Louvie-Juzon, qui se situe presque à la frontière avec l’Espagne. Là-bas, la notion de paysage de montagne est omniprésente et j’y ai développé une pratique de l’alpinisme et de l’escalade qui est très présente dans mon travail. J’ai grandit dans une zone périphérique du Parc National des Pyrénées-Atlantiques, zone qui est soumise des règles de conservations. Cet espace se veut préservé, mais en passant du temps à l’explorer, en allant au-delà de la simple carte postale, on peut se poser la question de ce qu’il est vraiment, tenter de comprendre la construction de ce paysage, l’a t’on toujours considéré comme tel ? On me dit souvent que les Pyrénées sont plus sauvages que les Alpes, qu’ils sont plus préservés de l’activité humaine. Mais si on l’observe dans le détail, on comprend très vite que les paysages de montagnes tels qu’on les connaît aujourd’hui ont été façonnés il y a plus de 4000 ans par les premiers bergers et les grandes transhumances, que la majorité des espèces endémiques avaient complètement disparu à une époque alors qu’elles sont réintroduites de nos jours. Actuellement, les bouquetins et les ours sont au centre des polémiques, certes dans un souci de préservation des espèces et de sensibilisation, mais aussi pour conserver l’imagerie qu’elles renvoient. En effet, que ce soit l’image ou le paysage, ils sont indissociables. On peut alors remettre en question le paysage et se demander s’il n’est pas qu’un concept, une invention, et en quoi il nous fascine autant.
Concernant les formes, par exemple la tente de randonnée, il s’agît d’une structure qui a traversé le temps ayant pour origine l’igloo. Elle reste pourtant au même titre que son ancêtre, l’image de l’habitat premier par excellence. Certes, il y a une évolution technologique au niveau des matériaux, mais la forme reste constante. En montagne, on trouve ce qu’on appelle des Orris, ce sont des cabanes en pierre sèche, en forme d’igloo, réalisées par les premiers bergers, propres aux Pyrénées. On les trouve principalement dans l’Ariège et en Catalogne. Ces formes m’intéressent énormément d’un point de vue archéologique, ethnologique et anthropologique. Il y a un terme que j’emprunte à Raphaël Zarka : « Sculpture documentaire » : un volume, une architecture, peut à un moment donné devenir document de l’époque dans laquelle il a été créé. C’est un des fondements de l’archéologie et je crois que beaucoup de pièces issues de l’art contemporain peuvent être documentaires et attester d’une temporalité. Si l’on prend le travail de R. Kusmirowski, C. Büchel ou encore P. Rivet, leurs travaux attestent de l’avènement de l’image dans notre société et leurs sculptures renvoient donc à une temporalité particulière et précise, qui nous renseigne sur une époque, un moment.
Par ailleurs, il y a beaucoup de formes qui ont traversées le temps mais dont on a perdu l’usage premier du fait qu’elles étaient créées pour un contexte particulier. Les Sategs (traineaux utilisés dans les Pyrénées) par exemple, étaient faits en fonction de la zone où tu allais chercher le foin, le bois ou la fougère. Si tu te trouvais dans une montagne avec des pentes herbeuses, ton traîneau pouvait être long et large, et, a contrario, si tu passais dans une forêt dense, ton traîneau se voyait transformé en fonction et se retrouvait fin et écourté. Ces formes attestent d’une adaptation à un paysage, jusqu’à ce qu’ils deviennent intrinsèquement liés. C’est à partir de là que la question de l’usage et de la technique s’oppose, ou se mêle, à celle du paysage.

Les formes que tu évoques ont certainement été inventées avant même l’invention de la notion de paysage ?

Oui forcement ! C’est drôle, cela me fait penser à une notion que développe Alain Roger dans son livre Court traité du paysage que j’ai découvert lors de ma série Les siffleurs. En béarnais, le mot « paysage » n’existe pas, on l’appelle le « pais » et, pour les gens du « pays », ce terme ne signifie pas le paysage, mais la terre. Plus tard, il cite un extrait du livre d’Henri Cueco : Dialogue avec mon jardinier. Dans cet ouvrage le protagoniste part peindre les brumes matinales et dit alors au jardinier : « regarde comme c’est beau. » Et le jardinier lui répond : « quand il y a de la brume, il n’y a rien à voir ». C’est par exemple cette différence de perception entre les individus vis à vis du paysage qui m’intéresse. En fait, c’est à se demander si l’on ne trouve pas dans un paysage que ce que l’on est venu chercher, qu’on y voit que ce qu’on a envie de voir, sans aller plus loin dans la réflexion, ou la remise en question de celui-ci, car si le paysage n’est pas à la hauteur de nos attentes ou sort de nos affects, on ne le comprend plus.

Dans l’imaginaire collectif on associe souvent le genre paysage au médium peinture. On parle d’ailleurs de peinture de paysage. Je me demandai si par ta pratique, qui est plutôt d’ordre sculpturale, on pouvait parler de sculpture de paysage ?

Ce que j’essaie de mettre en place est un jeu entre l’image et le volume, et ça passe par un questionnement sur le paysage. Au départ la problématique était de retranscrire une image en volume et, il y a peu de temps, l’inverse a commencé à se produire : comment, à partir d’un volume, puis-je créer une image ? Ce qui m’intéresse dans l’image, sans entrer dans la définition de l’imago, l’image peinte, l’image mortuaire, etc., c’est qu’elle permet de suspendre un objet dans un temps donné, de le préserver de la dégradation que subit sa version originale. La photographie L’été sera chaud, est l’image d’un igloo qui fond sur le parking d’une station de ski. Elle est prise à un moment donné, le lieu est désert, c’est la saison de la fonte des neiges. De ce fait, le seul moyen de préserver cet igloo était d’en faire une copie, par le biais de la photographie. On choisit également de montrer ce qu’on veut. On peut la recadrer, tricher… C’est un jeu d’illusion et de facticité. Le fait de montrer un igloo te renvoie à un paysage mental, une image préconçue qui te fait penser au Grand Nord, à l’habitat premier… Par contre, le fait de le décontextualiser, de le déplacer sur un parking, vient brouiller l’interprétation et le fait basculer et le soumettre à d’autres questionnements.
La pièce la plus « sculpture de paysage » au sens où tu me le demandes, serait Mt Everest. Formellement, on était en présence d’un jeu entre la matière et la représentation d’un paysage. En reprenant les codes de la cartographie, j’ai tenté de recréer artificiellement une montagne, ou du moins l’archétype, afin de questionner la notion même du paysage de montagne et comprendre comment il a été créé, pourquoi, par qui ? Il s’agissait de 40 plaques d’isolation phonique en fibre de bois tintées, posées contre un mur dont j’avais arraché des parties à la main, une à une, afin de créer des reliefs et faire apparaitre, petit à petit, le Mt Everest. De ce fait, un paysage apparaissait là où on ne l’attendait pas, à travers une matière industrielle.

Bien souvent lorsqu’on parle de paysage, on pense à la « carte postale », à l’image belle et bien cadrée, très en surface. Il y a pourtant des réflexions contemporaines sur l’espace et ses représentations, dans lesquels, à mon sens, tu t’inscris. Quelle est ta manière de procéder et comment contrecarres-tu ces images ?

Dans ma pratique j’essaie de dé-peindre la carte postale. À la base de mes recherches, je prends beaucoup de photos lors de marches, de randonnées. Je fais des images pour mieux les confronter à l’expérience personnelle, savoir avec le recul si elles sont en accord avec le lieu, l’objet photographié. Par l’expérience tu dévoiles très vite l’envers du décor. Par l’usage du volume, j’essaie de faire basculer la carte postale dans un réel, j’essaie de la démaquiller. Par exemple, lorsque tu prends en photo un lac de montagne tu as le choix du cadrage, tu peux laisser croire qu’il est naturel en le prenant sous un certain angle ou bien tu peux élargir le cadre et englober le barrage hydroélectrique qui le contient. Ensuite, c’est surtout au niveau des matériaux que j’emploie que cela se voit, on n’est jamais dans une esthétique lisse, propre. La plupart du temps ce sont des matériaux de récupération et tout est pratiquement toujours fait main. C’est le matériau qui fait basculer cette image dans un autre registre. Le fait du factice et le jeu de transfert de matière, sont là pour donner l’illusion.
Ensuite lorsque tu te rapproches, tu te rends compte de ce qu’est la pièce réellement, de cette nouvelle image qu’elle renvoie. Par exemple, dans la pièce D’ici je vois la mer, on est confronté à l’image d’un spa, à la manière de ceux présents dans les hôtels de montagne avec jacuzzi et vue sur les sommets. L’idée était de refaire une balnéo, qui était à la portée de tout le monde, c’est-à dire par du bricolage : on est dans une cave, avec un jacuzzi en bâche, un poêle à bois fait avec un bidon et une vue sur les montagnes par le biais d’une photo accrochée au mur, faisant office de poster. Le spectateur avait des serviettes à disposition et était libre de s’y baigner. En revanche, si le tout paraissait attirant, les matières et le contexte faisaient que tu ne savais plus si tu voulais, ou non, y aller.

Il y a dans tes pièces une réflexion sur des constructions et des savoirs propres à des espaces particuliers, ainsi que leur évolution et leur digestion. Dans ta pièce Vamos a la playa (lo sateg) la question du lien qui unit l’objet et le lieu est très présente puisqu’il s’agit à la fois d’un outil de travail et de déplacement.

Un lieu proposera forcément des matériaux qui lui sont propres et parfois un même objet ne pourra pas avoir la même forme selon la région du fait du matériau, du lieu. Pour le traîneau de Vamos a la playa (lo sateg), c’était du noisetier, un bois souple idéal pour ce type de construction. Généralement, c’est un objet qui est lié au nomadisme et plutôt associé au Grand Nord. Dans les montagnes, le traîneau était vraiment un outil de travail, un outil de déplacement et j’ai cherché à en détourner l’usage. Tout le traîneau était fait main, mais les objets qui composaient le chargement étaient des objets achetés en magasin. Par les objets on peut représenter un paysage : un parasol, une glacière ou une serviette de bain renvoient à une image particulière. Ce sont des objets qui deviennent « clichés » d’un paysage. Ils ont une utilité propre, des couleurs, des matières qui appellent un espace particulier. Ici c’est le mélange de deux vocabulaires singuliers, l’outil de labeur, chargé d’outils de plage. Dans cette pièce, à travers cet assemblage d’objets, c’est la notion de vacances qui est soulevée et avec elle, toutes les questions sociales sous-jacentes qu’elle renferme.
Ces objets issus d’un patrimoine, propres à un lieu, m’intéressent énormément. Il y a par chez moi ce qu’on appelle les « burgets » (voir l’œuvre Burget (2015)), il s’agît de cabanes portatives. C’est comme un brancard fait avec quatre planches, tu peux dormir dedans et suivre ainsi ton troupeau. On les appelle aussi les cabanes-cercueil, tellement ils paraissent austères et précaires. Il n’y a pas de roue, on les traîne derrière soi. Je croyais que c’était un objet qui n’existait qu’en montagne et je me suis rendu compte dans mes recherches qu’ils existaient dans beaucoup de régions en France avec des formes particulières pour chacune.
Par exemple, en plaine, ils étaient plus élaborés, dans le sens où le lieu permettait d’y mettre des roues et qu’ils pouvaient être tirés par un cheval ou un âne. Du coup ces « burgets » pouvaient être plus volumineux avec la forme d’une petite maison, mais dans tous les cas, ils dénotent une situation sociale d’une extrême précarité. Ces objets posent la question de ce qu’est le nomadisme, de la manière dont il est, ou a été, pratiqué. Mais aussi la façon dont il est perçu de nos jours à l’heure où l’on entre dans une génération des New Nomads et de l’Autoconstruction. Mais on a souvent tendance à oublier d’où provient l’origine de ces nouveaux concepts. Il y a toute une dimension sociale et politique qui se promène à travers ces nouvelles modes et qui apparait lorsqu’on cherche à savoir d’où elles proviennent et par qui l’imagerie qui en découle est récupérée.

Quel rapport entretiens-tu à ces objets vernaculaires, comment t’en empares-tu et qu’est ce que cela génère ?

Il me semble important de ne pas oublier les pratiques et les objets vernaculaires. Souvent il s’agit d’un patrimoine immatériel, impalpable au premier abord, issu d’une tradition orale. Mais il y a aussi des objets qui ont traversé le temps, et qui se sont arrêtés, dans le sens où ils ont perdu leur fonction. Cette métamorphose est liée, entre autre, à l’évolution des métiers, à la perte de certains objets ou à leur redécouverte. Les objets, leurs matériaux et leurs agencements, retranscrivent un lieu, sa culture et ses croyances. Avec la série de dessins Les siffleurs, je me suis interrogé sur la découverte récente (année 70-80) d’un langage sifflé dans ma vallée d’origine. En effet, il s’agit des siffleurs du village d’Aas, situé dans la vallée d’Ossau. À ma connaissance, il en existe encore seulement aux Canaries, au Mexique et en Turquie. Ces bergers ont la particularité d’avoir su développer un langage sifflé, dans leur langue d’origine : le béarnais, avec une gestuelle adaptée, afin de pouvoir communiquer de montagnes en montagnes à des distances allant jusqu’à 2500 m. Les vieux disaient qu’ils étaient capables de traduire en sifflant un journal entier, c’est pour dire à quel point la langue était complète. Cette pratique ayant disparu du fait de l’évolution du pastoralisme et des modes de communication, il n’en reste quasiment rien, si ce n’est quelques écrits et un documentaire réalisé par un anthropologue. Ce qui est intéressant, c’est le fait que ces bergers aient pu, à partir de la configuration accidentée du paysage montagnard, définir un langage adapté à une activité avec une gestuelle propre à chaque berger. Les pratiques vernaculaires sont importantes. Il est parfois surprenant de découvrir le lien qui unit les pratiques et un lieu, et de comprendre à quel point elles pouvaient être intrinsèquement liées. Elles sont la traduction d’un équilibre précaires entre les choses. De nos jours, cette pratique est tombée dans un folklore. C’est pour moi un choix de représenter ces siffleurs tels qu’ils étaient, sans entretenir une image romantique du berger.

Dans les pièces Feu de camp et Kit de survie on est dans un autre registre, c’est à des temps et des usages plus anciens que tu fais références. Est ce que ça participe du même effet que tes autres pièces ?

En effet avec ces pièces, il y a quelque chose de l’ordre du camping, se sont des objets de voyages, mais qui par leur histoire font références à un temps bien plus lointain. Feu de camp était un jeu de domination sur le feu, dans le sens du feu originel. Un réchaud est placé au centre d’un cercle de pierre. Ces deux objets ont été créés afin de contenir le feu, puis de le transporter. Dans cette pièce, ils s’annulent et se confrontent de part leur autonomie et leur époque respective.
Kit de survie, renvoie à des objets qui se sont largement démocratisés et que l’on retrouve dans les grandes surfaces ou les magasins de sport. Tous les objets sont réalisés à la main et retranscrits en pierre. Il était important de refaire ces gestes de tailles directes, de reproduire ces objets du quotidien dans de la pierre, comme pour leur donner une nouvelle temporalité et un non-usage. Cet ensemble d’objets se situe entre la dinette et la fouille archéologique.
Il est composé de huit pièces, allant de la gourde en granit à l’allume feu en marbre rose. Ces artefacts sont placés sur un panneau d’aggloméré hydrofuge, de couleur verdâtre. Cette disposition renforce le côté « nature-morte », « déjeuner sur l’herbe ». En revanche, il s’agit d’objets dont la forme et l’usage ont traversé le temps. On a toujours eu besoin de faire du feu, d’un couteau, d’une aiguille… En faisant ce kit je me suis rendu compte que l’aiguille existe depuis plus de 20000 ans ! Ce qui m’intéresse, c’est le rapport que l’on entretient avec ces objets et si ce à quoi ils correspondent a encore du sens aujourd’hui.

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