« Embrasser la dérive »

Gunther Ludwig, 2023

Embrasser la dérive, c’est une méthode adoptée par l’artiste dans la manière d’entamer le travail. C’est aussi, dans le contexte de cette résidence, la forte influence de ce procédé sur sa production plastique. Comme souvent, Lidia Lelong engage sa présence dans un territoire par la pratique de la marche. Sans carte, au hasard, elle parcourt la réalité topographique, spatiale, croise des signes et des habitudes. Cette logique laisse sa place au possible, à l’entrevue inopinée, permet de se « repérer » par l’expérience directe, sans filtres mais aussi sans filets. La tentative d’orientation s’arrête lorsqu’ayant sillonné la ville, elle ne s’y perd plus. Cette mise en situation par le corps, les sens, suivie de rencontres, informera - au sens étymologique {note}1 - largement le travail plastique ultérieur.

Les habitants, leurs manières de vivre et se représenter les espaces de la ville, sont au centre des enjeux de la résidence de Lidia Lelong. Son approche plasticienne fait écho à la pensée du philosophe Henri Lefebvre, sensible entre autres au situationnisme. Pour lui, l’espace est une production humaine dont la connaissance nécessite d’envisager ensemble trois dimensions entrelacées : « Comment nommer la séparation qui maintient à distance les uns hors des autres, les divers espaces : le physique, le mental, le social ? Distorsions ? Décalage ? Coupure ? Cassure ? Le nom importe peu. Ce qui compte, c’est la distance qui sépare l’espace « idéal » relevant des catégories mentales (…) de l’espace « réel », celui de la pratique sociale. Alors que chacun implique, pose et suppose l’autre. » {note}2

Dans les œuvres produites, la figure humaine est absente, bien que l’humain soit partout présent. La représentation ne passe pas par le figuré mais précisément par l’existence en creux. Ce n’est pas devant mais derrière l’appareil de prise de vue que se trouverait l’habitant.e de la série Les dernières vues des bancs publics. Au-delà de leur fonctionnalité, ces rares bancs dans la rue seraient-ils le lieu d’une perspective possible, d’un horizon d’attente ? C’est la roche dessinée avec méticulosité dans SAD/Sad comme les pierres, de grands formats montrant ces pierres synonymes d’empêchement comme en lévitation, animées du magnétisme ambigu dont les a pourvues leur fonction sécuritaire. Elles font contrepoint à ce tas de pavés attendant la révolte, symptôme de frustration comme du désir d’émancipation. Ce sont les traces de ces corps actifs qui constituent une cartographie énigmatique dans Flux de désir et lignes de besoin, inscrite sur la toile cirée de l’ordinaire des jours. Ces itinéraires, qui manifestent nécessité et opiniâtreté, sont incisés dans la matière ondoyante d’un motif de vague, phénomène recommencé constamment.

Autrement dit, le parti pris des œuvres se concentre sur les usages et pratiques quotidiens, les stratégies vernaculaires, les conjonctures spontanées, par contrainte ou par manque que génèrent les structures de la ville. Ici ce qui n’existe pas ou plus, ce qui est détourné chaque jour, ce qui est oublié ou ne se voit pas est aussi important que ce qui s’impose dans les cheminements, les aménagements, les architectures.

Les quartiers des Minguettes et de Parilly, au développement très rapide dans les années 1960, font partie de ces grands ensembles et villes nouvelles désormais entrés dans l’héritage moderne. Or, le renoncement partiel à l’utopie qu’ils constituaient avant même qu’il ne soient achevés, les difficultés spatiales, sociales, économiques qui se sont fait jour depuis, ont en partie gommé leur historicité. Comme tout morceau de ville, ils ont une histoire, des histoires faites de soubresauts, d’attachement des habitants à leurs espaces de vie, dont l’écriture a encore du mal à se frayer un chemin partagé. Cette difficulté à saisir et se saisir de la conjonction du temps long de six décennies d’existence, du temps court du quotidien, Lidia Lelong en perçoit les failles. Mémoires vives confie à l’écriture manuelle, pratique qui s’inscrit dans la durée, ce qui reste, la recension de souvenirs. Souvenirs de lieux aujourd’hui disparus, plus ou moins précis, mise en écrit de la relation entre mémoire (parfois défaillante) de la chose vécue et des espaces où elle a pris place. L’algorithme de l’intelligence artificielle qui propose des images policées, éloignées de la réalité, de la sensibilité des personnes, laisse entrevoir le fossé, le manque dans la manière dont ces histoires personnelles peuvent faire écho à l’histoire collective.

La ville est faite d’évolutions qui entraînent une stratigraphie de couches successives, matérielles comme mentales. Mais ici, les étapes d’un processus accéléré - vocation agricole puis industrielle des espaces précédant l’urbanisation, projections passées, politiques de la ville, projets de rénovation urbaine - semblent prises dans un turn over de réalités perçues. Ce cortège de mutations renouvelées, moments qui s’effacent plus qu’ils ne s’accumulent, crée une forme d’amnésie apparente, un défaut de prise sur l’existant. A distance du sentiment de fuite constante, Sans cesse apparaît tel un anneau qui immobilise ce mouvement délétère. Combinant les formes de la mesure du temps, du bâti et la transformation de la matière, l’œuvre affiche le dialogue heurté entre inscription temporelle et instabilité chronique.

Dans cette expérience faite de constats, de circonstances propices, de temps de travail avec des habitants, Lidia Lelong a choisi d’embrasser la dérive au sens de la laisser venir, d’accepter peut-être que les choses s’imposent à elle. Construite à partir d’un regard singulier et critique, la résidence est aussi le produit d’un état des choses. Par le recours à des médiums, des matérialités qui n’entretiennent pas tous de proximité avec les questions traversées, les oeuvres signalent tant une qualité d’attention qu’une délicatesse assumée. Comme pour essayer de maintenir la conversation entre « réel » et « idéal », cette ramification fragile, à cultiver, de nos rapports sociaux.

2Henri Lefebvre, La production de l’espace, in L’homme et la société, Revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, N°31-32, 1974 / Henri Lefebvre, La production de l’espace (1974), Economica, 2000

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