La répétition d’une croix composée de quelques aplats colorés soigneusement délimités. Une abstraction léchée, efficace, presqu’un logo. Il n’en n’est rien cependant. Un léger plissement des yeux nous fera comprendre que la croix figure l’intersection de deux sillons, laissant entrevoir les arrêtes de quatre cubes. Berlin 2006 (2007) est en réalité une vue du mémorial de l’holocauste allemand conçu par Peter Eisenman et composé de centaines de stèles en béton. Un monument qui s’éprouve par la déambulation, une expérience, physique plus que visuelle, que l’artiste rejoue dans l’espace circonscrit de la peinture. Abstraire, cadrer, réduire pour aboutir finalement à un motif qui sera soumis aux déplacements et à la variation.
Un processus que l’on retrouve dans la série la plus récente, Disaster of the Week (2011). Répétées sur plusieurs toiles, des feuilles de palmiers se détachent sur un fond coloré façon Tropicalia. Les fragments d’un décor susceptible d’accueillir mille fantasmes, se manifestent soudainement au premier plan. Au sein de la série, comme pour bousculer la variation, brouiller un peu plus les cartes, on trouve Centrale, le déploiement sur un fond verdâtre de petits archipels gris dans une forme qui rappelle autant le mont Fuji que le test de Rorschach. Là encore, il s’agit de la réduction d’un arrière-plan, en l’occurrence le dessin qui orne les centrales de Fukushima – et qui, pour représenter la fission atomique prend comme image générique une forme d’éclatement, de dissolution. Une image, un motif diffusé en boucle dans les médias pendant la catastrophe mais que l’on a sans douté pas relevé, affairés que nous étions à observer les affolements du compteur Geiger indexant chacune de ses apparitions. Une image vue puis refoulée ; un motif profondément, singulièrement ambivalent.
C’est à la poursuite de cette ambivalence des images que semble nous convier Johann Milh. Outre le motif, cette quête travaille également les objets et les expériences du regard. Ainsi un toboggan, un pédalo ou un plongeoir rencontrés au cours de promenades apparaissent dans la série Dérive (2010). Traités sur un mode tantôt onirique, amateur ou autoritaire, les sujets, vierges d’informations, semblent tous tenir lieu d’autre chose. La dérive, cette déviation de trajectoire célébrée par les situationnistes, s’applique ici autant aux sujets choisis – dispositifs liés au jeu et au mouvement – qu’aux errements de l’esprit à leur endroit : voir de la science fiction dans un toboggan, une Ferrari dans un pédalo, un monument constructiviste dans un plongeoir. Le même principe dérivatif pourrait s’appliquer pour la série Public Domain (2010), la seule à présenter des figures humaines. Quelques garçons y hurlent à la mort devant des architectures modernistes. De fait, les images sources sont celles de skateurs furieux, poussés à bout par les chutes et les échecs endémiques à la répétition de figures. Mais en l’absence d’indices élémentaires à la narration (en l’occurrence les planches de skate), ces hurlements de vexation viennent prendre place dans une iconographie spinalienne du cri de l’homme moderne. Il y a là encore une volonté de donner une consistance à ces images pour les faire déborder du cadre de la simple anecdote. En les dépouillant, le peintre les fait excéder.
Ainsi qu’elle agisse par réduction ou agrandissement, qu’elle traite du devenir motif de l’image ou du devenir cliché de l’anecdote, la peinture de Johann Milh ne cesse d’osciller entre deux pôles. Il ne faudrait pas voir cependant l’exécution méthodique d’un programme. D’une peinture à l’autre, Milh affirme également un comportement, un rapport particulier avec ce qu’il peint. Si la dérive sous toutes ses formes en appelle au hasard, la peinture en elle-même est une expérience au résultat contingent. La neutralité presque amateur de sa manière, sans expressionisme, sans dogme, indique une volonté de ne pas dominer son sujet mais au contraire de se mettre à son service.
Paul Bernard