Ralentir l’image

Lili Reynaud-Dewar, 2007

LILI REYNAUD-DEWAR : Voyons un peu quels sont les différents sujets de tes peintures. On a une peinture abstraite très graphique, un genre de quadrillage, assez sophistiqué en termes de couleur et de forme ; une Mercedes noire ; une silhouette dans un paysage urbain plutôt industriel. J’aimerais que tu décrives tes peintures.

JOHANN MILH : Pour l’abstraction géométrique, je pars d’une image que je transforme en volume et donc en abstraction géométrique. C’est une image d’une sculpture minimale, le mémorial des juifs assassinés à Berlin. La Mercedes, est tirée d’une image publicitaire traitée de la manière la plus léchée possible afin d’éliminer au maximum le geste et que ça devienne vraiment une image générique. Dans cette peinture, il y a un détail qui la renvoie à ce quelle représente, un corbillard. Dissolution : c’est une autre vue, un autre rendu du mémorial de Berlin, avec en arrière planun parc. Au premier plan, il y a une perspective sur l’ensemble des stèles qui se transforment en motif pixellisé et dresse un mur. Façade : une grille qui est en fait l’image d’une fenêtre de PVC. Le paysage figuré est un nul part, un ailleurs. On ne se trouve ni dedans ni dehors. Il est présenté au sol appuyé au mur, le spectateur est à l’extérieur du tableau, on le considère comme un objet. 11:11 la silhouette d’une femme dans un paysage vide au fond d’une architecture industriel, on pourrait se trouver sur le parking d’un centre commercial. Le sujet du tableau est, initialement, c’est une amie qui sort d’un club, à onze heure onze du matin, une heure symétrique. C’est une réflexion sur le hasard, l’accidentel en peinture. Pavillon et stationnement : c’est un pavillon de banlieue devant lequel il y a un parking qui est trop grand pour être celui d’un pavillon individuel. En réalité c’est un crématorium. C’est ma version de L’île des morts de Böcklin SNN Seawolf : un sous-marin nucléaire d’attaque pris dans les glaces.

LRD : Reparlons de la peinture du mémorial. Quel est le rapport que tu pourrais faire entre ce qui serait un tableau abstrait (une grille), une réalisation très minimale dans la mise à distance, avec le fini quasi industriel, très léché, très neutre, et le graphisme, puisque tu viens du graphisme. Comment tu articules cela ? Est ce que c’est du graphisme ou est ce que c’est un tableau abstrait ?

JM : Ce qui importait c’est qu’il soit d’abord le plus séduisant possible. Donc, un choix de couleurs neutres et à la fois esthétisant. Je voulais également qu’on perçoive que ce sont de multiples images identiques assemblées, des propositions doubles d’un élément qui est toujours le même.

LRD : Tu proposes une autre vue de ce monument, différente, qui est plus un paysage fantastique. On dirait Dune, ou une ville-dortoir assez effrayante, une architecture qui se répand. Pourquoi donnes tu deux versions de ce monument, pour l’une, un focus qui deviendrait un genre de signe graphique, pour l’autre un paysage. Dans les deux cas, on ne sait pas précisément de quoi il s’agit.

JM : Non ce sont toujours des interprétations formelles, des manières à détourner l’attention, tout en laissant un indice qui renverrait à ce que je représente.

LRD : Tu t’appropries aussi des genres picturaux, comme l’abstraction. Revenons à cette question du graphisme, est ce que ton expérience en la matière à une influence particulière sur ton travail ?

JM : Le graphisme travaille beaucoup à rendre l’image communicative ou informative, il a un souci d’efficacité… Au contraire je ferais plutôt l’inverse en manipulant ces images, je les emmène vers quelque chose d’inintelligible, du moins j’en complexifie la réception et la lecture.

LRD : Parlons de la Mercedes. Quel est le rapport entre la peinture et l’image publicitaire dans ce cas-là… et quelle serait selon toi la relation de la peinture avec la communication visuelle, publicitaire ?

JM : Partir d’une imagerie publicitaire et en faire une peinture, cela me permet de réintégrer cette image un contexte contemplatif, théorétique de la peinture.

LRD : Tout à l’heure tu parlais d’efficacité, il y a quand même un souci d’efficacité visuelle en peinture. Penses-tu que la peinture soit sous-efficace, et que cette sous-efficacité là lui donne sa spécificité et ces enjeux.

JM : L’efficacité d’une peinture est fondamentale dans la mesure où le rapport avec le spectateur est basé sur quelque chose de visuel, immédiat et instantané. On voit un tableau, on est marqué immédiatement ou pas…

LRD : On ne peut même pas tourner autour, ce n’est pas comme une sculpture dans laquelle on se cogne quand on recule pour regarder une peinture.

JM : Il y a quelque chose de frontal, en effet. Comment articuler une efficacité suffisante pour accrocher le regard du spectateur. L’efficacité ne vient pas seulement d’une esthétique qui serait au-delà de celle du graphisme. Avec le graphisme, la lecture est immédiate, en peinture, elle est bien plus lente. Je crois que le choc visuel du premier regard permet ou non ce temps de réflexion, c’est un préliminaire. Les images que je peins sont des leurres, les gens croient reconnaître le sujet, une imagerie commune, universelle puis le regard découvre en quoi ces images ont quitté le quotidien. universelle puis le regard découvre en quoi ces images ont quitté le quotidien.

LRD : Le pavillon est un crématorium, la voiture un corbillard, le tableau abstrait un mémorial… pas très gai. Il y a toujours un double sens ? Comment est-ce qu’on le décèle ?

JM : Je laisse une indication suffisamment claire dans le titre ou alors un détail dans le traitement de l’image. Mes sujets sont des allégories dans la mesure où ils utilisent des symboles qui renvoient à des sens différents. Qui convoque constamment une histoire de la peinture.

LRD : Tes peintures ne sont jamais un document, mais d’une certaine manière elles documentent la réalité. Le pavillon pourrait être une chronique sociale, du type : comment on vit, comment on meurt. Es-tu vraiment en train de questionner l’histoire de la peinture et plus largement une histoire de l’art ?

JM : Je ne m’intéresse pas uniquement à la peinture mais surtout je tente une critique de l’urbanisme, de l’industrie culturelle, etc.

LRD : Donc ta peinture est critique…

JM : Elle l’est. Mais elle emmène vers une réflexion dont le sens n’est pas complètement clair. Il y a toujours un trouble.

LRD : En filigrane, il y a l’idée du progrès. L’art a longtemps été associé à l’idée d’un développement de la société. Toi tu sembles constater qu’il n’y a pas de progrès, en particulier au travers de ta façon de manipuler différentes factures, différentes façons de résoudre la peinture et ce en affirmant ’ je ne suis pas peintre ’. Il y a une critique de l’idée de progrès qui est sous-jacente. Le mémorial du génocide, c’est le mémorial de ce qui a ébranlé et réduit à néant toutes les utopies sociales – et artistiques – qui pouvaient exister avant. Est-ce que ta peinture renverrait à une idée de non-progrès, voire une sorte de nostalgie pour les utopies ?

JM : D’une certaine manière le mémorial et le sous-marin sont des sujets identiques, il s’agit d’une distance de l’expérience. Le mémorial est une forme de commémoration de l’événement dont on ne peut avoir d’expérience, alors que le mémorial propose une expérience formelle commémorative : mon tableau en est une autre lecture, une autre interprétation. D’autre part, il n’y a pas de tentative de réussite dans ma peinture, donc pas de progrès possible.

LRD : Ce n’est pas une peinture monumentale, ce n’est pas une peinture affirmative. La facture, l’échelle sont toujours en deçà. Comment est ce que cela s’articule ? Est-ce une impuissance ?

JM : Je veux conserver cette qualité qui renvoie directement à ce que je fais, je ne veux pas que l’échelle devienne trop impressionnantes au point d’écraser le spectateur. Lorsque que je peins, l’engagement physique, surtout pour moi qui ne possède pas de technique, est une vraie lutte. Le résultat du tableau est magique, pourtant je ne l’énonce pas.

LRD : Magique et déceptif ?

JM : Je n’ai pas de résultat défini en tête, c’est en ça que c’est magique, c’est comme gratter un jeu de hasard. Toute la dimension accidentelle, l’expression, le geste…

LRD : Tu parles d’expression du geste, etc. Comment résoudrais-tu cette question de l’authenticité du geste, de la ’ touch ’, de l’aura, de tout ce qui fut associé à la peinture et qui a été vraiment chamboulé par les artistes des années 80, mais aussi depuis les années 60, avec la modularité, la sérialité, le minimalisme, et le Pop Art. Comment travailles-tu avec ça ?

JM : Je parlerais plus de sincérité que d’authenticité, du fait que le choix du sujet, comme le choix des couleurs sont des choses que je ne contrôle pas complètement, il y a quelque chose d’accidentel. La nostalgie, par exemple, c’est quelque chose qui n’est pas complètement intentionnel de ma part.

LRD : Quelle différence tu fais entre sincérité et authenticité ?

JM : Le tableau est un objet unique, c’est là que l’aura réside.

LRD : Tu crois vraiment à l’aura ?

JM : Non

LRD : Tu parlais de ralentissement qui était peut-être plus approprié.

JM : Je crois que c’est ce qui fait la qualité d’un tableau, d’une part, il y a le premier regard qui active la peinture, et ensuite, il existe dans la contemplation. Le tableau doit activer le regard du spectateur, c’est ce qui lui confère ces qualités.

Ralentir l’image, Entretien réalisé par Lili Reynaud-Dewar, dans le cadre du séminaire « La peau de l’ours », dirigé par Jean-Philippe Algand et Thomas Boutoux à l’EBAB.

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