En feuilletant l’Atlas Bellone d’Anaïs Marion, la petite-fille s’amuse de retrouver en pleine page une photographie de la chère manique qu’elle s’apprêtait à jeter. Sur l’image, elle est neuve, tenue comme une pièce précieuse par deux doigts discrets sur un fond joyeusement coloré. Elle retrouve au fur et à mesure des pages des réminiscences de voyage scolaire et des copies de souvenirs envoyés par elle et par d’autres, à elle ou à d’autres, des vestiges devenus jouets, des boules à neige devenues archives.
Les coquelicots imprimés sur la manique avec laquelle elle sortait ses plats du four avaient quant à eux fané avec le temps. Le rouge éclatant des pétales s’était terni au fur et à mesure qu’elle avait oublié l’anecdote qui accompagnait l’objet offert par sa Mamie il y a quelques années. Au moment de jeter le gant troué, elle se souvient de la manière dont il a atterri dans sa cuisine. Il était l’un de ces petits cadeaux pratiques que la grand-mère avait l’habitude d’envoyer à ses petits-enfants pour se rappeler à leur mémoire. L’un de ces petits souvenirs de voyage qu’elle partageait à ses descendants pour qu’ils se souviennent de ce qu’ils n’avaient pas connu – mais dont ils avaient malgré tout hérité, leur disait-elle, avec un énième dépliant de musée, qu’elle annotait toujours de la même question : « et si tout ça ne s’était pas passé, comment vivrais-tu aujourd’hui ? »
La petite-fille rangeait toujours l’anecdote et les noms partagés par sa Mamie dans une boîte pour plus tard, à côté des livres pour plus tard, qu’elle dépouillerait forcément un jour, quand elle aurait le temps… Les objets eux étaient pour tout de suite. Le coquelicot qui avait repoussé sur les champs de bataille aidait à récupérer le gratin sans se brûler, la munition transformée en briquet à allumer le feu de sa cigarette, le bombardier miniature volant au bout d’une petite chaîne à rassembler ses clés en un trousseau, le crayon orné d’un casque de Poilu à écrire une réponse à Mamie.
Et si personne n’avait débarqué ? Et si les plages avaient été occupées ? Et si les chars n’avaient pas avancé ? Et si les soldats n’avaient pas décollé ? Et si les femmes n’avaient pas été mobilisées ? À quoi aurait ressemblé ma manique ? se demande la petite-fille. Elle sait très bien qu’on ne refait pas l’histoire avec des conjonctions.
Oui, mais…
Dans le monde merveilleux des boutiques de souvenirs, les points d’interrogation et de suspension s’effacent à la gomme en forme de tank blindé. Sur les rayons nulle place pour le doute ni pour les débats historiographiques. Les combats se rejouent en figurines miniatures et les victoires se glissent doucement dans les chaumières grâce à un stylo-coquelicot ou un porte-clés-porte-avions à piocher dans une boîte de vrac juste avant la caisse. La suite se transmet au crayon décoré d’une photo de la Grande Guerre, au dos d’une carte postale envoyant de « Bons baisers de la Baie de Somme » ou des injonctions aussi dépassées que solidement ancrées dans l’imaginaire de tout enfant né dans l’un des pays « vainqueurs » : « We want YOU for US army ».
Dans le monde merveilleux des boutiques de souvenirs, la patrie reconnaissante offre aux grands hommes et aux illustres inconnus un hommage revivifié et tous-terrains, facile à emporter, pour tous les porte-monnaie.
Dans le monde merveilleux des boutiques de souvenirs s’écrit l’Histoire qui a résisté, celle qui s’est ancrée dans le quotidien par ses objets. Celle où ces derniers attirent mieux qu’une note de bas de page. Celle où les pièces de deux euros deviennent des médailles commémoratives d’une époque où la monnaie du nouveau millénaire n’existait pas encore. Celle où de discrètes mentions gravées au laser au pied de certaines figurines convoquent de nouveaux Alliés « Made in China »…
Dans l’Atlas Bellone, la petite-fille reconnaît encore le décapsuleur-grenade et le mug à café-bleuet, qu’elle avait rapportés à ses parents d’une sortie à Verdun. Ils ont bu dans l’Histoire, elle a cuisiné avec. Dans ces petits objets se formule une étonnante grammaire, que qui veut peut conjuguer au quotidien. La petite-fille n’a pas retenu l’anecdote partagée par la grand-mère mais la proximité passée avec la manique l’en a fait s’en sentir proche. Du stylo à plumes à la perche à selfies, le monde merveilleux des boutiques à souvenirs a trouvé ses propres outils pour façonner son palais de la mémoire, et s’y attacher. Et si tout cela ne s’était pas passé ainsi, y aurait-il des boutiques de souvenirs pour s’en remémorer ?
La petite-fille repense à la manique qu’elle s’apprêtait à jeter. Les plats brûlants qu’elle a dû endurer, les mains pressées qui l’ont enfilée, le comptoir où elle était vite jetée. Dans le monde merveilleux des boutiques de souvenirs, les strates et les histoires se superposent. Que reste-t-il d’elles à travers nos objets ?