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Marc Aufraise, 2019

État des lieux
Depuis 2013, lors de ses visites de lieux touristiques commémoratifs, Anaïs Marion recueille des objets contemporains évoquant la guerre. Comme une collectionneuse, elle accumule des babioles de plastique ou de métal, des billets, des prospectus, des dépliants. Comme une conservatrice de musée, elle constitue un fonds – l’Atlas Bellone – qui n’a pas vocation à être exposé, mais dont les trésors peuvent être mis à disposition des chercheurs, historiens, curateurs… Comme une archiviste, elle organise son ensemble selon un protocole rigoureux. Toutes les pièces sont photographiées centrées sur fond blanc, éclairées par une lumière vive. Elles sont ensuite classifiées méthodiquement dans différentes catégories : « typologie des objets », « thésaurus », découpage de la « cartographie du classement » en « galerie », « département », « section », « archive ». Dresser cet inventaire lui permet de chiffrer, mesurer et calculer des statistiques. Dans Atlas Bellone, Anaïs Marion raconte l’origine et le développement de cette archive sourde. Elle en révèle le système d’organisation. Elle en rend visibles certains éléments clés : des photographies d’objets renvoient à des jalons de la mémoire collective européenne ; des définitions de mots repères rappellent leur importance dans l’écriture de l’histoire militaire. Grâce à une reliure qui autorise l’ajout ou le retrait de pages, l’édition est modulable et peut recevoir les mises à jour qui accompagneront l’enrichissement de la collection.

Prisme
L’Atlas Bellone est un édifice qui brille par sa clarté ; dont la construction et l’articulation semblent implacables. L’accumulation de tous ces objets, images, mots et noms propres, nombres et dates lui confère une apparence scientifique et didactique. Pourtant, en disséquant sa structure, je ne saisis aucun élément qui présente un caractère univoque. Tous sont ici et là, dans des positions toujours mouvantes, me conduisant à chaque fois à réévaluer ce que je vois ou ce que je lis. Que révèle cet Atlas Bellone, de quoi parle-t-il ? D’Histoire, de guerres ou de leur marchandisation ? De mémoire, de souvenirs ou de leur fictionnalisation ? De récits collectifs ou personnels ? D’images archétypales ou de stéréotypes fétichisés ? Ces oscillations constantes ne s’excluent jamais. Elles font battre le cœur de cette œuvre qui joue avec nos systèmes de croyance. L’Atlas Bellone agit comme un prisme : chacune de ses facettes offre un angle de vue limpide, qui m’entraine immédiatement ailleurs. Dans ce système régi par l’absurde, toutes les évidences sont faites pour être déplacées.

Croyance
L’Histoire, avec le H, dirige notre mémoire collective et cimente le sentiment national. Souvent, elle glorifie des batailles et des campagnes ; elle élève au rang de héros, plus rarement d’héroïne. Les figures et les événements rassemblés dans l’Atlas Bellone s’inscrivent dans ce discours cohérent destiné à unifier une communauté. Ils ont pris place, en ordre, sur le champ. Anaïs Marion rend hommage à ces actes et ces personnages grâce à la parure documentaire de ses photographies. Elle souligne également que l’idéalisation qui a décuplé leur pouvoir attractif a conduit à leur transformation en marchandises périssables et stéréotypées, aimantées sur nos frigos, accrochées sur nos murs, disposées sur nos étagères. Dans l’Atlas Bellone, ces artefacts aux couleurs éclatantes ne sont perceptibles que depuis un seul angle de vue, relativement frontal ; le contenu des dépliants, des fascicules, des cartes, jamais ouverts, reste inaccessible. La trivialité de ces objets souvenirs est la condition même de leur valeur commémorative : leur efficacité – le fait qu’ils nous réunissent sur un héritage commun – tient d’une part à leur diffusion massive et bon marché, et d’autre part à leur dimension injonctive. Ils fonctionnent comme des formules magiques, des prières ou des mots d’ordre ; ils s’emparent du répertoire de modèles visuels uniformes qui fonde notre imaginaire belliqueux. Des messages simplifiés qui masquent la complexité de la réflexion sur les causes, les conséquences et les responsabilités partagées. Comme dans un manuel scolaire.

Fétiches
Ces objets, et leur photographie, fétichisent l’Histoire : ils isolent, mettent à distance et sacralisent. Leur potentielle reproduction implique un processus d’épuisement tout en stimulant la répétition litanique. Ces intercesseurs transmettent des charges émotives mais évacuent l’expérience de la peur, du désir, de l’horreur. Ils tiédissent les sujets brûlants. Ils rendent acceptables et compréhensibles. Lorsqu’Anaïs Marion compose les scènes du « théâtre des opérations », elle met à jour à nouveau, presque littéralement, la manœuvre. Sur un fond pastel, sa main s’empare des objets : son geste injonctif réitère l’obligation du devoir de mémoire. Mais ce qu’elle tient relève toujours de la coquille. Ces objets possèdent-ils une autre fonction que décorative ? Ce qu’elle touche du doigt est impalpable, mais sans aucun doute on peut embellir notre quotidien avec des morceaux de misère, d’affrontements, avec les visages meurtriers de la bravoure, avec des slogans. L’artiste nous rappelle que propagande est synonyme de publicité.

Appropriation
À travers l’Atlas Bellone, j’aperçois le reflet d’Anaïs Marion. Évidemment, l’Histoire est faite par ceux qui l’écrivent. Universitaires, enseignants, politiques, amateurs passionnés, artistes… ni objectivité ni vérité, ni plus ni moins qu’un récit. Avec l’histoire de sa collection, l’artiste se fait conteuse, elle entrelace les temps et les espaces. Au sein des événements, dans le rappel des dates, se lovent des anecdotes scolaires, familiales, personnelles. Elle choisit et s’approprie des lieux symboliques, des traces, des souvenirs. La guerre, en tant que fait de culture, alimente son vécu. Si celui-ci se mêle parfois au mien, son dévoilement m’incite surtout à prendre position : est-ce que cette histoire est la mienne ? Qu’est-ce que la famille, l’école, la société m’ont transmis ? Qu’est-ce qu’elles ont écarté ? Qu’est-ce que j’ai oublié ? Où me serais-je rendu pour me recueillir ? Aurais-je gardé ou acheté quelque chose pour me souvenir ? Quoi ?
À Sarajevo, ville d’Amérique latine, je pourrais répondre Fès, ville d’Orient aux lignes courbes. « L’événement perturbateur » me pousse vers « les événements » d’Algérie, un paragraphe de mes livres d’histoire au lycée. C’est avec un accent parfait que mon grand-père gaulliste nommait la Skifa El Kahla, à l’évocation de son enfance à Mahdia. Aux « zones grises » j’ajouterais toutes les rives de la Méditerranée. Petit-fils de pieds noirs marocains, algériens, tunisiens, je n’ai reçu d’éclairage ni de ma famille, ni de l’état français. Alors, je me suis déplacé, j’ai cherché des vestiges, j’ai fouillé les archives, j’ai relevé des indices. Je collectionne des pièces, des livres, des images. Autant de formules surannées et de clichés touristiques qui brillaient par leur valeur documentaire, scientifique et historique. Je peux écrire mon histoire et celle de ma famille. J’y rencontre celle d’Europe et celle d’Osman. J’y évoque celle d’Atlas et celle de Bellone. J’y partage celle d’Anaïs Marion. Une histoire de flux, de déplacement, de translation.

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