Sauf mention contraire, tous les textes de cette page ont été écrits par Benoit Pierre.
Présent à moi-même
J’ai fait ce voyage de m’extraire de la terre où je suis né. J’ai rêvé d’un ailleurs et de rencontres qui m’ouvriraient et me déplaceraient en moi-même, me questionneraient et me nourriraient. Me voilà en ce moment même, dans une sorte de nouvelle solitude, à la frontière de mon histoire, mise à distance, et d’un nouveau présent que j’effleure et qui me frôle, car je n’ai pas encore touché terre. L’île de la Réunion, à laquelle on ne parvient qu’à l’issue d’une navigation ou d’un long vol, n’est encore pour moi qu’une nouvelle énigme du monde. Intuitivement je laisse trace, depuis mon arrivée, de mes impressions neuves et du regard que je porte sur le passé, dans une sorte de journal vidéo que je nomme aujourd’hui « Poésition ». Je circonscris dans cet instant ramassé une impulsion, esquisse rapide et sincère, une énergie essentielle dont j’essaie de conserver la fraîcheur dans mes manipulations. Je marque des coups comme si je dessinais des encoches dans le quotidien, à la fois dedans, immédiatement, et en décalage. Poésition ? Rencontre inattendue entre des mots qui par définition ne fixent pas, et un point de vue, corporel presque, qui les incarne et les ancre dans mon présent. Alliances imprévisibles, qui dessinent l’une après l’autre un cheminement qui m’échappe. Ce monde que je regarde et que je métamorphose parle et teinte à son tour les transformations intérieures de ma conscience engagée et de mes voyages imaginaires.
Promenade du regard. Poser les yeux sur l’océan vitreux, laisser flâner son attention dans une errance douce et naturelle, passant parmi les passants. Être sur le Barachois en ce début de XXIe siècle et voir passer un de ces rares bateaux dont j’interroge la présence, à l’heure où seuls quelques tristes cargos de marchandise traversent l’horizon. La caméra aux limites de ses capacités capte avec peine la silhouette presque fantôme qui renvoie aux navires maudits de l’esclavage, sorte de passé si loin si proche, si palpable et si difficile à dire. Étranges relations, étrange histoire à l’image de celle du poète de Parny, si difficile elle aussi à reconstituer. Qui est-il ? De qui nous parle-t-il ? Qui est cet étranger qui va et repart, repus ? Femme prostituée, femme esclave, qui est celle qui doit satisfaire le voyageur ? Qui est cette voix enjôleuse, proxénète, qui lui en intime l’ordre ? Le traitement sonore en échos tournoyants révèle cette ambiguïté qui habite tout le poème, et interroge la nature même de l’étreinte. Le décalage entre le texte et l’image renvoie à un procédé à l’œuvre dans toutes les Poésitions. Mais la Poésition 02/04/02 m’ancre un peu plus, peut-être, sur l’île. Sa plasticité exige une vidéoprojection sur un écran de grande taille, une réalité tactile, et en limite cette diffusion par internet que je privilégie dans les autres cas, comme si la réalité cette fois m’avait capté. Envie aussi d’une échelle humaine pour recevoir l’alliance du son et de l’image, pour rendre possible une écoute qui implique physiquement le spectateur que j’ai envie de rencontrer.
Évariste de Parny (1753-1814)
Né à La Réunion (île Bourbon), Évariste Parny rentra dans sa famille après ses études en France. Là, il devint le maître de musique d’une jeune créole dont il tomba amoureux. De retour en France, il publia son premier recueil de vers, qui demeure son chef-d’oeuvre : les Poésies érotiques. « De tous les poètes élégiaques que compte la France au XVIIIe siècle, Parny demeure le plus grand. Fait pour chanter le désir et la volupté, il montre dans ses moindres vers un sentiment profond de l’harmonie » (R. Purnal, in Nouveau Dictionnaire des Auteurs). Dans l’avertissement de ce recueil, prétendument traduit du malgache, Parny qualifie ainsi les habitants de Madagascar : « Les Madecasses sont naturellement gais. Les hommes vivent dans l’oisiveté, et les femmes travaillent. Ils aiment avec passion la musique et la danse [...] leur poésie n’est qu’une prose soignée. Leur musique est simple, douce, et toujours mélancolique ».
Chanson 2
« Belle Nélahé, conduit cet étranger dans la case voisine, étends une natte sur la terre, et qu’un lit de feuilles s’élève sur cette natte ; laisse tomber ensuite la pagne qui entoure tes jeunes attraits. Si tu vois dans ses yeux un amoureux désir ; si sa main cherche la tienne, et t’attire doucement vers lui ; s’il te dit : viens, belle Nélahé, passons la nuit ensemble, alors assieds-toi sur ses genoux. Que sa nuit soit heureuse, que la tienne soit charmante ; et ne reviens qu’au moment où le jour renaissant te permettra de lire dans ses yeux tout le plaisir qu’il aura goûté. »
À suivre.