Texte publié dans le catalogue de l’exposition Pierre Clerk : œuvres récentes, peintures et sculptures, Centre culturel canadien, Paris,1981
Au sujet de l’artiste qui est exposé présentement, j’écrivais, il y a quelques années, ce qui suit.
ll y a peu de peintres canadiens du Québec dont les œuvres soient dans les collections du Musée d’art moderne de New York, du Guggenheim, de la Chase Manhattan Bank et qui aient participé successivement aux expositions de la Biennale de Venise, de Carnegie International et de Rosc International. C’est pourtant le cas de Pierre Clerk, qui vécut pendant plusieurs années à Saint-Hilaire, région du Québec renommée pour ses pommes et pour ses grands peintres, tels Paul-Emile Borduas et Ozias Leduc.
Depuis le moment où j’écrivais ces lignes, Pierre Clerk a poursuivi sa carrière, et l’on pourrait allonger considérablement la liste des musées, des collectionneur
ses privé es ou des institutions qui ont ajouté une ou plusieurs de ses œuvres à leurs collections.Le Musée d’art moderne de New York (avant-gardiste comme toujours) l’avait inclus dès 1955 dans l’exposition Les nouveaux talents et lui avait acheté une toile, l’année suivante, Peinture n°2. Puis, en 1960, la Galerie nationale du Canada fit l’acquisition d’une œuvre de Clerk, peinte en 1955 et intitulée Motifs multicolores.
On remarquera que cette période est caractérisée par une influence très certaine de Klee, en particulier, car ce Canadien est né aux États- Unis d’une mère francophone (Fernande Choquette, dont Ia famille a donné plusieurs artistes au Québec, notamment le poète Gilbert Choquette et le peintre Charles Gagnon) et c’est pourquoi, sans doute au lieu d’aller directement à New York comme plusieurs peintres de sa génération, il a choisi, en quittant le Canada après ses études, d’aller vivre à Paris, de 1952 à 1954, avant de s’établir pendant quelque temps à Florence. Il admet donc avoir été influencé, d’abord, par la peinture européenne, notamment par Cézanne et Matisse dans les œuvres figuratives du début de sa carrière. Plus tard, c’est Klee et Mondrian qui prendront la relève, mais Miró figure aussi parmi ceux que l’on pourrait appeler ses « pères spirituels ».
À cette époque, l’école américaine n’avait pas encore coupé le cordon ombilical qui la reliait à la peinture européenne, et notamment a l’école de Paris. C’est pourquoi l’évolution de Pierre Clerk est d’un intérêt particulier.
Au début, des toiles comme Peinture #2 ou Motifs multicolores se partagent en zones de signes divers, cercles, damiers, lignes parallèles, croix, taches, vagues calligraphies qui parviennent à créer l’unité thématique dans la diversité graphique. Clerk n’a pas encore tenté de faire une synthèse de tous ces apports qui envahissent la surface du tableau, bien que l’artiste réussisse à leur assigner des zones d’influence où l’imprévu, le spontané, le gestuel entre dans un rapport dialectique avec le structuré, le sériel. Cette variété d’éléments témoigne de la richesse du tempérament du peintre. La couleur y est toujours fortement présente mais le noir a tendance à cerner les formes.
En arrivant à New York, en 1959, Clerk sera nécessairement intrigué par ce qui s’y passe, par cette mutation qui va bientôt entraîner la peinture américaine dans sa propre orbite. Pourtant, Pierre Clerk, sans doute immunisé par l’expérience des peintres européens de l’abstraction lyrique (dont celle de son compatriote Jean-Paul Riopelle) va sauter par-dessus l’expressionnisme abstrait alors en vogue, et l’action painting de Pollock. Ensuite, il va même contourner l’expérience si typiquement américaine du pop art. Son expression antérieure et la structure de ses tableaux ne s’y prêtent pas.
C’est donc en solitaire qu’il va poursuivre sa propre expérimentation, fidèle à lui-même et sans se laisser détourner de sa voie par le succès des transformations successives de la « scène » artistique new-yorkaise. Plus tard, il sera rejoint par les « minimalistes » qui venaient de découvrir, avec Ad Reinhardt, que less is more -le moins, c’est le plus.
Clerk se dirige lentement vers cet art « épuré », comme en témoignent ses tableaux de 1965 exposés à la Galerie Seth Siegelaub, à New York. Il n’acceptera pas très longtemps les ambiguïtés de formes et de couleurs qui font du tableau à la fois une projection des fantasmes du peintre et un objet plastique. Un tournant radical s’amorce, avec la série des grands tableaux en noir et blanc où s’affirment les formes géométriques, dans un espace encore illusoire. (Son père, Édouard Clerk, était architecte. Il est célèbre pour avoir inventé une double fenêtre à glissières, en aluminium. Ceux qui connaissent les rigueurs de l’hiver canadien comprendront l’importance de cette invention. Pierre semble s’en souvenir, et même éprouver une nostalgie concernant les pouvoirs de l’architecte, Désormais, c’est l’intégration de son art à l’architecture qui va le hanter).
ll faut dire aussi qư’une rencontre l’a particulièrement marqué, celle du critique d’art et ancien directeur du Musée Guggenheim de New York, James Johnson Sweeney. Tous deux sont de fervents admirateurs de Mondrian (minimaliste avant la lettre, tout comme Malevitch bien sûr, et combien d ’autres artistes européen
nes). Sweeney va confirmer Pierre Clerk dans sa recherche et plus tard, quand ce dernier voudra traduire ses œuvres plastiques en tapisseries, il écrira ce qui suit (je traduis) : « Dans ses peintures, ses collages, ses œuvres graphiques, et même dans ses sculptures, Pierre Clerk, pour affirmer l’unité stylistique de ses créations, a surtout utilisé la tension entre les couleurs, les formes et les relations spatiales des éléments qu’il met en œuvre ».Évidemment, sa période de formes noires sur fond blanc (ou vice versa, car il s’agit d’un rapport positif-négatif) ne répond pas entièrement à cette définition. Toutes ces toiles sont construites selon des structures de perspectives illusoires : la troisième dimension y persiste dans la dynamique même de l’espace. (Dans un article à leur propos, je parlais de topologie, au sens géométrique du terme, plutôt que de topographie qui ne serait que la description géographique d’un lieu.) Des toiles comme Tadhg, de la collection Gulf Oil de Pittsburgh, choisie pour l’exposition Rosc International, ou Great Jones 2, du Musée Whitney, ou encore Time Square, de la collection Saul Steinberg, sont l’expression de l’agression métropolitaine (échangeurs, circuits, bretelles, déviations), nouveaux labyrinthes de la vie moderne dont on ne sort vivant qu’en suivant les tracés qui s’entrecroisent à divers niveaux. Autostrades, si l’on veut, mais surtout problèmes à résoudre selon les lois du hasard : rues ou autoroutes qui semblent ne mener nulle part. De toute façon, une forme perce la toile et se prolonge dans un espace qui n’est qu’un « ailleurs ». Ce sont la des œuvres ouvertes qui nous laissent imaginer un voyage, une fuite vers quelque part...
D’ailleurs, Pierre Clerk a beaucoup voyagé. Après ses études à Montréal, ses séjours en France et en Italie, il s’est installé à New York, mais les nécessités de son métier (quand il a voulu faire réaliser de grandes tapisseries) autant que la curiosité l’ont amené à visiter le Mexique. Plus tard, il a fait le tour du monde pour accompagner deux expositions de ses œuvres, de Mexico à l’Équateur, de New Delhi à Téhéran, de Tokyo à Hong Kong, de Singapour à l’Australie. Ce qui fait que ce Canadien né aux États-Unis a une œuvre au Musée d’art contemporain de Téhéran, en Iran.
Pierre Clerk n’éprouve aucune difficulté à admettre qu’il est un artiste de la tendance hard-edge, tendance qui remonte aux constructivistes russes et aux suprématistes qui œuvraient au début du siècle. Cette tradition s’est perpétuée en France, notamment chez Robert Delaunay, comme en témoigne sa grande réalisation de 1937 intitulée Panneau de l’entrée du hall des Réseaux, dans la collection du Musée national d’art moderne de Paris. À un moment ou l’autre de leur évolution, beaucoup d’autres artistes européen
nes ont structuré leurs tableaux selon des formes géométriques et utilisé des couleurs en à-plat. À titre d’exemples, mentionnons Fernand Léger, Auguste Herbin, Richard Mortensen, Jean Dewasne, Victor Vasarely, Mondrian évidemment, et cette liste est loin d’être exhaustive.Aux États-Unis, ce sont les minimalistes qui ont tenté de pousser plus loin cette tendance, en peinture comme en sculpture. Pourtant, dans ses toiles récentes, dans ses sérigraphies et surtout dans ses tapisseries monumentales, Pierre Clerk va au-delà d’un art qui se confond parfois avec le design. Il compose un environnement qui s’intègre à l’architecture moderne. Ici encore, le témoignage de Sweeney s’avère essentiel : « Ce que Clerk réalise dans ses tapisseries [...] c’est son apport personnel à la solution du principal problème dans les arts visuels contemporains, notamment le fait que les rapports sont plus importants que les objets qu’on met en relation ; et surtout, ses œuvres sont empreintes d’une chaleur humaine qui donne plaisir au à la spectateur rice. » Il relie évidemment ce plaisir, non seulement aux couleurs et à la structure des tapisseries, mais aussi à leur texture.
Donc, le hard-edge devient plus ou moins soft-edge, les lignes qui séparent les formes deviennent plus floues et le géométrisme lui-même s’assouplit pour établir un contraste avec les lignes rigides des murs. Ce qui les caractérise, c’est encore une illusion : celle d’une instabilité apparente de formes qui se déploient dans un espace à deux dimensions.
Pour retrouver la troisième dimension, Pierre Clerk aura recours à la solution la plus rationnelle : la sculpture. Bien sûr, ces œuvres ont quelque chose de minimal, à cause de la pureté des volumes et de l’utilisation d’une seule couleur pour chaque ensemble. Pourtant, les formes échappent au géométrisme « primaire » d’un Donald Judd, d’un Ronald Bladen ou d’un Robert Morris. Grâce à des plans inclinés, à des structures vaguement rhomboïdales, à des courbes, à des angles ouverts, il en arrive à créer l’impression d’une espèce de « boogie-woogie » sculptural que les déplacements du
de la spectateur rice autour de l’ensemble peuvent animer davantage, en entrainant les formes dans des perspectives toujours changeantes. La couleur elle-même, étalée sur des volumes d’une façon non séquentielle, contribue à l’animation de chaque pièce. Même à petite échelle, ces sculptures sont monumentales et l’on conçoit très bien qu’elles puissent se déployer sur une grande place pour donner à l’espace urbain couleur et structures.Pierre Clerk en est là dans ses travaux. Il rêve de participer à la construction de la Cité, comme l’ont fait des artistes à Paris, à Florence, et à un moindre degré, à New York.