Texte publié dans le catalogue de l’exposition Pierre Clerk. Early Works, Galerie Francis Maere Fine Arts, Gand (Belgique), 2023
Traduit de l’anglais
La vie et l’œuvre prolifique de Pierre Clerk nous entrainent à travers l’histoire de l’art du XXe siècle. Il est né à Atlanta (Géorgie, États-Unis) en 1928. Le Musée d’Art Moderne (MoMA) de New York a été fondé un an plus tard. Ce n’était bien sûr qu’une coïncidence. Ses parents canadiens quittèrent le sud des États-Unis pour revenir à Montréal alors qu’il avait trois ans. Il était le plus jeune de quatre frères. C’est là qu’il se souvient avoir vu la couleur et les motifs pour la première fois, en passant ses doigts sur les tapis anciens persans et caucasiens aux motifs complexes qui recouvraient le sol de la maison. Ses premières œuvres d’art furent des masques et des totems d’une tribu autochtone canadienne, réalisés pour un projet en première année d’école.
Son père, formé comme architecte, s’était tourné vers l’invention et fabriquait des fenêtres à double vitrage. La famille vivait dans la banlieue est de Mont-Saint-Hilaire, où le grand-père de Clerk, médecin de campagne, avait été maire. Ozias Leduc, artiste québécois bien connu, était un voisin et un ami de la famille. Autodidacte, Leduc peignait un large éventail d’œuvres figuratives : portraits, paysages, natures mortes et sujets religieux. Leduc éveilla en Clerk l’idée qu’il pourrait lui aussi devenir artiste.
Il entra à l’Université McGill mais abandonna ses études, craignant d’aboutir à un métier trop ordinaire. L’art commençait à dicter sa voie. Il copia une fresque de Diego Rivera et remporta une bourse pour l’École des beaux-arts de Montréal. La Seconde Guerre mondiale venait de se terminer et de nouveaux mouvements artistiques émergeaient. Deux artistes canadiens influencés par Leduc publièrent un manifeste, Refus Global, qui appelait à la liberté d’expression en art.
L’oncle de Clerk, collectionneur d’art, achetait des œuvres de Raoul Dufy et Fernand Léger. Pierre se retrouva à admirer de près les œuvres de maîtres. Certaines le bouleversaient physiquement. Il se rappelle avoir contemplé les collages de Matisse et ressenti des frissons d’extase semblables à ceux décrits par l’écrivain Stendhal face à la fresque des Sibylles de Volterrano dans la basilique Santa Croce à Florence. Clerk se dit alors que s’il souffrait de ce « syndrome de Stendhal », sa soif d’art ne pourrait être étanchée à Montréal.
En 1952, avec la bénédiction de ses parents et un livre d’Alfred Barr sur Matisse dans ses bagages, il embarqua pour l’Europe. Il découvrit Londres et Paris en pleine effervescence artistique d’après-guerre. En Angleterre, Henry Moore travaillait tous les médiums – dessins, sculptures, tapisseries. Lynn Chadwick réalisait aussi des mobiles et des œuvres textiles. À Paris, les noms de Miró, Klee, Picasso, Giacometti, Brancusi et Arp revenaient dans toutes les conversations.
Clerk suivit sa propre voie et produisit des œuvres figuratives durant son séjour à Paris. Elles ne se vendaient pas. Il recevait un peu d’argent de sa famille mais, pour survivre, il poussait une charrette dans les rues et revendait des bouteilles aux chiffonniers.
En 1953, il contracta une hépatite et s’installa à Florence pour son climat plus doux. Il tomba amoureux de la ville, acheta un scooter Lambretta et s’y établit. Les natures mortes monochromes de Giorgio Morandi influencèrent brièvement son travail. Un jour, il rendit visite à Lucio Fontana, fondateur du spatialisme, et lui demanda pourquoi il lacérait et perçait ses toiles. Fontana répondit : « Per fare polemica » – « Pour faire polémique ». Clerk n’est pas en mesure de dire si cette rencontre mena à la réalisation de ce qui sera sa dernière nature morte mais cela semble probable. Peinte en 1953, elle représente des bouteilles et des vases, et, devant eux, un marteau menaçant. À 28 ans, il était prêt à rompre avec son passé artistique.
Ses œuvres devinrent plus colorées, abstraites, influencées par le modernisme. Parmi ses muses : Marsden Hartley, Fernand Léger, Wassily Kandinsky, Karel Appel et le groupe CoBrA (Copenhague, Bruxelles, Amsterdam). En 1955, Fiamma Vigo présenta une exposition solo de ses œuvres à la Galleria Numero. D’autres expositions suivirent à la Galerie Torti à Milan, à la Galerie Beno à Ascona (Suisse) et à la Galerie Il Cavallino à Venise.
Pendant ce temps, la scène artistique new-yorkaise s’animait. Fin 1955, Clerk roula quelques-unes de ses toiles éclatantes et s’envola pour New York. Il se présenta au MoMA pour rencontrer un conservateur. À l’époque, le MoMA organisait chaque année des expositions de nouveaux talents, des artistes qui n’avaient pas eu d’expositions personnelles importantes à New York mais qui méritaient d’être remarqué
es. Pierre obtint un rendez-vous avec Andrew Carnduff Ritchie, directeur du département Peinture et Sculpture. Ce dernier l’invita aussitôt à participer à l’exposition des nouveaux talents de mai-juin 1956, aux côtés du peintre Robert Kabak et du sculpteur Demetri Hadzi.Alfred Barr, désormais directeur des collections du MoMA, acheta une œuvre de Clerk intitulée Painting II, une composition de formes rouges, jaunes, vertes et blanches, pour la collection permanente. Elle fut exposée en 1957 dans Recent American Acquisitions. D’autres ventes et expositions suivirent aux États-Unis, au Canada et en Europe. En 1959, il vendit sa Lambretta et s’installa à New York.
À l’époque, 40 000 artistes vivaient à New York, et peu d’entre eux
elles vivaient exclusivement de leur art. Heureusement, les petits boulots ne manquaient pas : conduire un taxi, peindre des appartements, déménager des meubles ou obtenir des bourses de musées ou de fondations. Clerk rejoignit une équipe de construction, rénovant des restaurants à Chinatown. Mais l’art, comme la société, était en pleine mutation. Les années 1960 débutaient, le mouvement des droits civiques ébranlait la ségrégation et la guerre du Vietnam divisait le pays. Quel rôle pour l’art dans un tel contexte ?Interrogé en 1957 par le magazine du MoMA, il avait déclaré : « L’artiste et la société n’ont rien à voir l’un avec l’autre. L’artiste est la société, autant qu’un
e plombier e ou un e éboueur se. » Il changea d’avis. Dans sa trentaine, il se demanda ce qu’un jeune artiste devait apporter, exprimer, perturber. L’expressionnisme abstrait dans toutes ses formes - minimalisme, hard edge, conceptuel, néo-réaliste, brutaliste, tachisme, du Bauhaus - semblait avoir atteint ses limites. Comment digérer tout cela, créer quelque chose d’original, y croire et y prendre plaisir ? Pour lui, résoudre le problème de la créativité signifiait créer. « Avance. Cherche du nouveau. », se répétait-il.À la recherche de nouveauté, il travailla avec impatience. Les formes et les couleurs dansaient sur ses toiles abstraites. Il expérimenta formats et matériaux : sculpture, dessin, lithographie, sérigraphie, tapisserie. Il changea de studio. Ses motifs en médaillon cédèrent la place à une géométrie rigoureuse. Les formes nettes et les couleurs franches s’imposaient, comme si l’architecture dans son ADN refaisait surface.
Il ne faisait pas que travailler. Il avait rencontré James Johnson Sweeney à la fin des années 1950, alors directeur du Guggenheim. Sweeney acheta une œuvre de Clerk, et ils devinrent amis. En 1963, Clerk quitta son premier studio de l’Avenue B pour s’installer sur le Bowery. Ses voisin
es comprenaient Robert Indiana, Roy Lichtenstein, Adolph Gottlieb, Louise Nevelson et James Rosenquist. Leur lieu de rassemblement était la Cedar Tavern à Greenwich Village, où l’on croisait parfois Mark Rothko, Franz Kline ou Jackson Pollock. En 1970, il rejoignit la coopérative d’artistes de Grand Street à Soho, où il eut un atelier pendant trente ans.Il reçut des commandes : en 1977, quatre sculptures monumentales furent installées à Waterside Plaza, à Manhattan. Peintes de bandes noires et blanches, elles ressemblaient à d’immenses signes de ponctuation. Le critique du New York Times, Paul Goldberger, écrivit qu’elles allégeaient les formes « sombres » des immeubles alentour sans jamais être « criardes ni agressives. C’est le genre d’équilibre que toute sculpture dans l’espace public devrait atteindre ». À Toledo (Ohio), une sculpture d’aluminium rouge et blanc installée sur un parking fut baptisée City Candy par les habitant es.
AT&T et la Continental Bank of Illinois commandèrent des tapisseries de 12 et 15 mètres de long. En 1976, le musée Everson de Syracuse consacra une exposition à ses tapisseries. James Johnson Sweeney y écrivit une introduction qui résonne avec justesse encore aujourd’hui : « Dans ses peintures, collages, estampes et même sculptures, Pierre Clerk fonde l’unité de ses compositions principalement sur une tension entre les couleurs, les formes et les relations spatiales suggérées. Dans ses tapisseries, une nouvelle dimension s’ajoute : la texture. On y retrouve pour autant la qualité de ses autres œuvres. Ses couleurs conservent leur puissance, ses éléments compositionnels révèlent son sens inné de l’échelle, et la tension spatiale reste sa marque personnelle dominante. »
Aujourd’hui, Pierre Clerk et son épouse Linda Mandel vivent une grande partie de l’année à Villeneuve-sur-Lot, dans le sud-ouest de la France, et passent leurs hivers à New York.