Les oeuvres de Laurent Kropf sont les étapes d’un voyage discontinu dans les dédales de l’Histoire. L’écrit, dans ses diverses formes, en est à la fois le déclencheur, la référence et le véhicule. L’hétérogénéité stylistique, frappante dans ce travail, est la conséquence de son adaptation délibérée aux contextes spécifiques qu’il interroge.
G.U : Au Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds, vous participez à une exposition sur le dessin contemporain avec une œuvre en trois dimensions. Est-ce une vue de l’esprit ou le dessin est-il une dimension constitutive de votre approche artistique ?
L.K : Pour reprendre les mots de Karine Tissot, la commissaire de l’exposition à La Chaux-de-Fonds, Trait papier propose une scène de rupture entre le trait et le papier. Dans ma démarche, le dessin n’a droit de cité que lors de la phase préparatoire d’une œuvre, et cela presque exclusivement sous forme de plans ou de croquis. On attend souvent d’un artiste qu’il sache « bien dessiner » ; je peux dire sans fausse modestie que ça n’est pas mon cas. Je vais lui préférer l’évocation d’un mot ou d’une matière. D’ailleurs, dans Whatsaguzzardo, le papier entretient un rapport plus étroit avec la photographie qu’avec le dessin.
G.H : Dans le contexte d’un projet donnée, vous concevez généralement des travaux en étroite relation avec d’autres contextes, notamment littéraires, que vous expliquez par ailleurs au public dans des textes d’accompagnement. Quelle place accordez-vous, dès lors, à la réalité matérielle de vos œuvres ?
L.K : En 2010, j’ai présenté à DOLL à Lausanne une pièce qui s’appelle Présentation d’une collection. Il s’agit d’un buffet domestique, en bois, de facture assez traditionnelle. Il contient dans son ventre, montées dans des cadres fixés aux parois latérales par des charnières, des photographies tirées de bandes-annonces de cinéma. Elles montrent d’infimes moments de lancements de films, moments où une information textuelle apparaît. Il s’agit donc de photographies où texte et image se superposent, en font une image - partie d’une narration - rehaussée par un texte à portée morale élevé au rang de slogan publicitaire. Ceci pour évoquer la réalité matérielle de mes œuvres : elles sont d’abord partie prenante d’une narration, une étape, un arrêt sur image. Ou mieux encore, pièces à conviction d’une enquête à mener par le spectateur, à la manière du héros de Cosmos, le roman de Witold Gombrovicz. Il y a toujours un manque, un endroit où le spectateur peut-être impliqué. Le texte, loin de combler ces espaces, est d’abord là pour poser le contexte de création.
G.H : D’une exposition à l’autre, vous n’hésitez pas à passer d’une esthétique Arte Povera avec « Le vieux père » (Espace Curtat, 2010) ou « Le vieux père (ces endroits perdus) » (Galerie Saks, 2011) à la neutralité graphique de l’Art conceptuel avec la série « The Words » (2008), puis au Minimal Pop avec « Porntipsguzzardo » (Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne) et « Whatsaguzzardo », son prolongement à La Chaux-de-Fonds. Une volonté de désorienter le spectateur ? Le constat d’une certaine faillite de la forme ?
L.K : Bien entendu, je ne cherche pas à désorienter le spectateur. Mais Laurent Kropf n’est pas une marque, je ne fais pas dans la corporate branding. Si, effectivement, les formes changent au gré des projets, c’est aussi une manière de ne pas limiter l’Histoire à une seule et même période dont découlerait la nôtre. Nous sommes autant tributaires des années 1960 que de la chute de l’Empire romain, que de l’époque où un poisson s’est vu pousser des pattes. Mes pièces s’adaptent à leur milieu, et se déclinent sous forme d’enfants rebelles pour ne pas reprendre l’entreprise de leur vieux père. La forme est en constante évolution, parce qu’elle représente ni plus ni moins la porte d’entrée à mon travail. On peut s’y arrêter, rester sur le pas de porte, mais je vous invite à entrer ; c’est peut-être là que j’ai besoin du langage et du mot. C’est aussi comme cela, pour prendre un exemple, que Sam Beckett, le héros de la série télévisée Code Quantum, nous fait découvriri l’histoire des Etats-Unis : en changeant de visage et de personnalité à chaque épisode.
G.H : La thématique de l’autorité semble vous intéresser particulièrement. Votre point de vue sur cette notion semble cependant très ouvert et apparaît, par exemple dans les photographies de groupe dont vous barrez les visages des modèles, associée à d’uatres notions, notamment celle des « vies minuscules » que vous empruntez à Pierre Michon pour les prêter ensuite à ces mêmes modèles. L’autorité porte-t-elle toujours en elle, dans l’exercice même de sa puissance, le ver de ce qui en précipitera la ruine, la soumission, l’effacement ?
L.K : Plus que ruine, soumission et effacement, je conçois l’autorité comme une règle du jeu, qui reste ouverte. L’œuvre de La Chaux-deFonds fait d’ailleurs directement référence au jeu, et donc à la simulation, puisque « whatsaguzzardo » est un code utile au jeu informatique SimCity. Il permet de contourner une règle, et donc de pervertir le principe même de simulation. S’il y a ruine, elle serait plutôt symbolique ; parce que l’autorité est quelque chose de très fragile, dont les fils sont souvent de grosses ficelles ; tout est question finalement de mise en scène. Comme dans les photographies de groupe que vous mentionnez. Ce sont de vieilles photographies, qui datent de l’époque où ce procédé était moins trivial que de nos jours. Ces instants de prise de vue capturent donc un moment particulier dans la vie de ces gens, de ces « vies minuscules ». Il fallait donc que la mise en scène soit travaillée, organisée selon des règles très traditionnelles. Dans la série des « vieux pères », il n’est pas question de dénoncer l’autorité, de vouloir sa perte à tout prix. Au contraire, « le vieux père » est un moteur, il est utile à la construction de l’individu, dans un rapport de filiation. Dans le Mississippi de Faulkner, il est associé à la rivière, avec ses bienfaits et ses méfaits. D’ailleurs, mon geste d’effacer les visages de ces gens pour n’en révéler qu’un seul est en soi un geste qui n’est pas anodin, autoritairement parlant.
Kunstbulletin 7-8/2012. Fokus, p. 48-51