Laurent Kropf - Interview

Aline Guberan, 2011

Le travail de Laurent Kropf se prête à de multiples lectures dans lequel chacun puise des références qui lui sont propres.

Laurent, comment envisagez-vous la part de subjectivité du spectateur dans votre travail ?

Je n’adhère pas entièrement à cette affirmation de base. Enfin... il me semble que le système de référence est souvent révélé au spectateur ; par un titre, un texte. J’essaye souvent de prendre la médiation à mon compte, ce qui me fait peur parfois, car je ne veux pas être maîtresse d’école. Mais c’est aussi un bon exercice, d’être le spectateur de ses propres pièces, et d’écrire à leur sujet. Bien sûr, on ne donne pas toutes les cartes en main au spectateur pour qu’il comprenne le travail comme l’artiste l’a imaginé. La partie réservée à la subjectivité du spectateur est sans doute la definition même de l’art ; à cela s’ajoute une volonté de communication. Et pour communiquer, il faut séduire ; il y a donc une forme, une approche esthétique de l’œuvre qui vient à la fin du processus de réflexion de l’artiste, mais qui est la première chose qui frappe le spectateur, donc qui ne laisse pas forcément de place à sa subjectivité. Elle joue un peu le rôle de polies salutations à l’amorce d’un dialogue. Ensuite, soit on se contente de parler du beau temps et des carottes qui n’ont plus de goût, soit on s’investit dans la discussion en entamant une réflexion avec son interlocuteur. Mais c’est l’artiste qui mène la réflexion, car c’est lui qui pose les questions. Et les questions ne sont pas très claires, parce qu’elles n’utilisent que rarement le langage, ou alors de manière détournée. Parler à la subjectivité du spectateur, c’est alors éviter l’écueil de l’idiotie. C’est éviter le genre de choses qui font directement polémique, comme cette pièce de Hirschorn qui représentait un conseiller fédéral en position inconfortable avec un âne : cette œuvre n’a fait réfléchir quiconque. Le populisme de la démarche a discrédité pour un temps tout le système de subvention de la culture par l’État, ce qui est un moindre mal. De l’autre côté, je n’ai pas l’impression qu’il ait discrédité l’artiste, bien au contraire. C’est troublant... et idiot.

L’autre extrême serait de dire, comme on l’entend souvent, que chacun peut voir ce qu’il veut dans une œuvre d’art. Et c’est un constat que beaucoup de gens font sur tout : les chiffres, les dépêches de l’AFP, les textes sacrés, etc... C’est le signe d’une société qui a arrêté de réfléchir, renoncé à comprendre, voire à apprendre. C’est terriblement désabusé... et idiot.
Pour conclure, il y a une chanson des Kills, reprise de Gainsbourg, qui dit : « Call it hate, call it love, I call it art ». Je crois, en quelque sorte, que ça pourrait résumer ma réponse. J’ai commencé par la finalité, la réception de l’œuvre à la place de questionner l’origine de votre démarche et son cheminement. Par analogie, pourrait-on dire que la part d’histoire - réelle ou fictive - contenue dans votre travail fonctionne sur le même mode, une redécouverte dirigée (ou non) ?

La part d’histoire, dans mon travail, sert d’abord de prétexte à la mise en place d’une narration. En français, on dit « raconter une histoire » pour endormir les enfants, le fait de « raconter l’Histoire » (avec sa grande hache, comme dit Pérec) ayant plutôt tendance à empêcher le sommeil, celle-ci n’ayant pas de chute. Lorsque l’Histoire a une chute, il faut s’en méfier, car à ce moment-là, on bascule dans le mythe. Il y a alors les mythes largement acceptés comme allégories universelles, et ceux, plus modernes, qui ont une portée historique, c’est-à-dire chargés au niveau idéologique. C’est le cas par exemple des mythes fondateurs d’une nation. La Suisse, pour prendre l’exemple que je connais : vous conviendrez que la naissance de ce pays est un peu plus complexe que les historiettes que nous avons apprises à l’école, sur trois Waldstaetten se réunissant sur une prairie, levant trois doigts (chacun) et fondant par ce geste une nation indépendante et neutre. C’est dans ce décalage qu’il y a matière à investigation, car il se trouve encore des gens pour se réunir un 1er août sur la prairie du Grütli pour commémorer cela ; aussi bien des conseillers fédéraux - on y revient - que des skinheads. Je trouve cela aussi pathétique que génial ; et y trouve donc matière à créer. Mais je ne crois pas qu’il y ait redécouverte, ni même découverte ; il s’agit plus d’un jeu avec les traces historiques ou culturelles, qui parfois « remet l’église au milieu du village », et d’autres fois la relègue en banlieue où elle sera peut-être tour à tour incendiée, taguée, ou symbole d’intégration... En fait, ce qui me désole le plus, c’est quand l’Histoire est utilisée pour définir une identité nationale ; là, on est en présence d’une redécouverte dirigée.

Votre prochaine publication à paraître, "Le Vieux Père", porte pourtant les "stigmates" d’une redécouverte dirigée ? Ne serait-ce qu’une expérimentation purement formelle ?

Le Vieux Père est un ouvrage qui regroupe une partie de ma collection de photographies de groupes. Sur chacune, une forme blanche a été ajoutée après l’impression pour isoler la figure portant les attributs d’une certaine domination ou autorité sur les autres personnes ; il s’agit parfois d’une simple question d’âge ou de position. Celui que j’ai appelé le vieux père – il y a peu de femmes, mais il ne s’agit pas là d’un choix – se retrouve seul, entoure ? d’une nuée blanche structurée par la forme du groupe et par quelques éléments architecturaux ou naturels ayant servi de décor à la mise en scène de ce court instant. Ces personnages sont de petites gens, anonymes, des vies minuscules faisant autorité sur un groupe restreint ; il y a un côté local dans ces images qui me fascine - famille, sociétés sportives, choeurs, paroisses, etc... La présence du photographe indique l’importance du moment, et les sels d’argent font le reste pour fixer ces personnes dans le temps. La figure géométrique, si elle masque, relève de la révélation d’une structure plus que d’une censure. Elle met un cadre autour de ce patriarche, le sépare de son groupe d’influence ; c’est donc le regard qui est, en effet, dirigé ; mais le spectateur sait ce qui lui est enlevé. Le regard est concentré, le groupe continuant à exister en tant que structure organisée.

A l’image de vos photographies de groupes, nous retrouvons aussi un important travail de recueil dans votre série The Words. Si la dimension sociale et humaine - toujours sous-jacente dans ce corpus d’oeuvres - est un prolongement direct de vos sources, quel(s) rapport(s) entretenez-vous avec l’acte de collectionner et comment se retranscrit-il dans votre travail ?

L’acte de collectionner est sur bien des points analogue à l’acte de créer. Les deux sont dilatés dans le temps et ont un but assez flou au commencement. Si je prends l’exemple de Présentation d’une collection, cette accumulation d’images de bandes- annonces de films a commencé lorsque j’étais encore à l’école. Je projetais alors d’en tirer des peintures, puis suis passé par toutes sortes de projets. J’étais alors réticent à l’idée de les utiliser pour ce qu’elles étaient, de simple captures d’écran. Durant 8 ans j’ai archivé toutes ces bandes-annonces sans savoir le moins du monde ce qu’elles deviendraient ; mais j’étais persuadé que quelque-chose pouvait en être tiré. La série en cours The Words découle de la même source d’images. Ce sont des évaluations de films concoctées par la Motion Pictures Association of America  ; ces ratings sont en fait des transcriptions en mots d’images à "contenus explicites". Y apparaissent parfois des choses joliment dites. En peinture, elles servent en général de sous-titres à d’autres pièces ; à Genève, j’en ai fait une devanture pour l’espace Piano Nobile. Elle dit : « For momentary language ».

Le fait de collectionner implique aussi que le travail sera long, parce qu’il faut du temps pour réunir un nombre satisfaisant d’objets. La différence avec les autres travaux est peut-être que l’acte d’achat vient avant la finalisation mentale du travail ; et qu’il faut faire avec des éléments qui sont présents dès le départ. Alors que normalement, on fait plutôt « quelque-chose à partir de rien », pour reprendre le titre d’un article de John Miller qui m’a interpellé durant mes études ; il écrivait au sujet d’une intervention de Xavier Veilhan, qui avait monté un tour de potier mû par un scooter. Et il faisait lui-même des poteries complètement ratées.

Je rebondis sur votre remarque, « faire quelque chose à partir de rien ». S’il y a dans ce constat une référence à la puissance de création, y a-t-il lieu d’en parler ici dans ses résonances bibliques ? Je pense notamment à votre dernière installation à l’Espace Curtat et au retable qui abrite "Présentation d’une collection".

Ce qui ressortait surtout de cette phrase, c’est une dimension ironique ; le point de rencontre entre la création et la production. L’artisan créant avec des outils de grande consommation (le scooter, l’essence) un produit artisanal dont l’imperfection est la valeur ajoutée au simple bloc de terre de départ. Laquelle (la valeur ajoutée) prend d’autant plus d’ampleur si l’artisan se dit artiste et que ses produits se vendent sur un autre marché que le marché du samedi matin. A moins d’être vraiment à côté de la plaque, le "rien" n’a pas d’existence dans la création. Il y a toujours un prétexte à créer (produire). Que ce soit la Bible ou la une d’un journal. Pour parler de la Bible plutôt que du dissident chinois Nobel de la paix, un certain nombre de travaux s’y rattachent, de près ou de loin, parce qu’elle reste la source principale de notre culture. Je suis fasciné aussi par les objets cultuels, parce qu’ils sont pour certains de vraies reliques alors que pour beaucoup d’autres, ils représentent des sortes d’objets archéologiques à la signification pas très bien définie. L’histoire de la religion reste, je pense, un angle d’attaque particulièrement intéressant. Intéressants à quoi, je ne sais pas exactement ; à comprendren ; à analyser ?

N’y a-t-il rien à dire à ce propos ?

Pour parler de cela, je ferais référence à la peinture "Madam, in Eden I’m Adam", qui est un tryptique qui se développe verticalement. La peinture du bas montre un panorama de montagnes, avec ses pics, ses neiges éternelles, ses rochers. La peinture du haut représente un autre panorama, la tête à l’envers. Il est en fait l’exact opposé du paysage du bas, c’est à dire que les pics de l’un sont les vallée de l’autre, et vice-versa. Les deux paysages sont donc nés d’un dépliage, d’une ouverture comme on ouvre un livre. La peinture centrale mentionne, en argenté sur argenté, « New Hypothesis on the crea... ». Ce tryptique pose la question de la réalité ; qu’est- ce qui fait sens ? La théorie du big bang ou la Genèse ? Pour moi, les deux théories sont passionnantes au point de vue de l’étude. Et celle qui est vraie n’est sans doute pas celle qui a le plus de poids dans notre culture. Si l’on revient à la Bible, elle est un répertoire auquel il ne s’agit pas de croire ; mais c’est son usage dans la formation de notre culture sur plus de deux millénaires qui fait d’elle la base d’une certaine réalité.

Je m’interroge sur les mots et les images. Sur le langage en particulier qui, comme vous nous l’avez dit, officie parfois comme sous-titres à d’autres pièces. De cette rhétorique visuelle où les mots sont des emprunts de l’industrie du cinéma, quel est plus généralement votre rapport au langage et à l’écriture (que vous pratiquez également) ?

Je n’envisage pas vraiment d’image sans mot. Les deux sont intrinsèquement liés. Peut-être le sens naît-il de l’interprétation de ce lien. La série de peintures The Words joue de cette ambivalence entre l’image et le langage. Ces peintures reprennent des phrases énoncées par un organe américain de contrôle {note}1 au sujet du contenu jugé sensible d’un film. Ici, le langage sert à avertir du contenu d’une image qui pourrait susciter des réactions négatives chez certains spectateurs. Le lien qui s’établit entre le mot et l’image est très générique ; c’est un champ lexical fait de très peu de mots, et qui suffit à pointer du doigt tous les éléments jugés immoraux.

Le langage a un poids que l’image n’a pas forcément. Barthes dit que le langage est fasciste, parce qu’il oblige à dire. Et j’ai trouvé chez des auteurs tels Faulkner, Beckett ou Pierre Michon des écritures qui s’affranchissent de ce poids de la langue. Je cherche dans ma bibliothèque L’invention du quotidien de Michel de Certeau, et le quatrième de couverture résume à lui seul cette posture : la pratique de l’écart dans l’usage des produits imposés, « dans une liberté buissonnière par laquelle chacun tâche de vivre au mieux l’ordre social et la violence des choses. » La liberté n’engage donc pas notre affranchissement à l’ordre, mais plutôt son détournement. En face il y a le principe d’Autorité, qui lui, doit laisser une place à l’écart. Tout cela est stratégique. La liberté est une notion de stratégie.

C’est sans doute cette recherche de stratégie qui fait évoluer mon travail dans les arts visuels. Ma pratique de l’écriture est pour l’instant plutôt de l’ordre du fantasme : manque encore une bonne compréhension de ses outils.

Est-ce que la stratégie peut être assimilée à quelque chose de l’ordre du détournement, comme vous le citiez plus haut ? En somme, qu’entendez-vous par "stratégie" dans l’évolution de votre travail ?

Ce terme de stratégie n’était pas bien choisi, car il me semble très connoté, négativement. Je ne veux pas parler de stratégie qui viserait à remporter une victoire quelconque, au dépend des autres. Mais de stratégies qui mènent à des manières de faire détournées, à des usages détournés de "produits" qui ont une fonction arrêtée a priori. Et dans cet usage détourné doit apparaître, je pense, l’élément a priori ; sinon, ça frise l’entourloupe. Non connotée, l’expression manière de faire, ou, effectivement, celle de détournement, est ici préférable.
Les usages détournés ou manières de faire sont, je pense, les seules stratégies viables si l’on désire ne pas faire recours à la violence. Prendre ce que l’on nous impose et les aménager ; c’est loin d’être une attitude passive ; mais c’est effectivement, sans doute, une démarche individuelle et responsable. L’art lui-même joue de ces manières de faire ; l’important pour moi étant de le faire sans cynisme. Je trouve bien plus d’attaches au réel dans l’art, et c’est là que je peux trouver aussi mes manières de faire.
Regardez Malevitch qui, même s’il vécut dans un pays nettement moins démocratique (et qu’il fut incarcéré), est exemplaire de ce point de vue. Il place ses figures abstraites au milieu de peintures figuratives, et antidate ses toiles abstraites pour les faire croire antérieures. Détournement, stratégie. Pour pouvoir, tout simplement, continuer.

Toute connotation mise à part, je faisais bien référence à votre pratique... dans le "réel" comme vous le suggériez. Quelle est donc cette "stratégie" (manière de faire, si vous préférez) qui vous fait avancer dans votre travail ?

Essayer de sentir les choses, et de les rendre réelles en les investissant non pas de mots, mais d’images. Clément Rosset, dans son ouvrage Le réel, traité de l’idiotie, tente dans un passage l’hypothèse simple de proposer que ce qui est réel, c’est ce qui est nommé. Par la citation « C’est pas sale, c’est de la caca », tirée de je ne sais quel ouvrage, il tente le paris que ce qui est nommé est connu, donc "propre". Peut- être est-ce une image valable pour tenter de définir la stratégie de mon travail : connaître les choses, et les rendre propres. Quant à les comprendre, c’est un travail qui ne m’est sans doute pas imparti. C’est une recherche sans fin, sans doute. J’aime aussi citer Cosmos de Gombrowicz, qui est une sorte d’enquête policière où tout signe devient un indice propre à la faire avancer. J’essaye de créer, dans mes expositions, des liens à la manière de ce passage où le narrateur va suivre une fissure dans le plafond, qui va le mener à y voir l’indication d’une direction : suivant la piste, il découvrira une autre piste, etc... allez ensuite recouper tout cela.

Pour mon exposition personnelle du mois de novembre à Genève, par exemple, j’ai utilisé pour la communication un slogan publicitaire d’un symposium dans une école internationale de commerce, publicité trouvée dans Le Temps. Ce slogan disait : « Turbulent times make great leaders. Who is your leader 2010 ? » Par le simple fait de le traduire en Allemand, ce slogan devenait chargé historiquement, et fortement connoé : « Turbulent zeiten schaffen grosse Führer. Wer ist Ihr Führer für 2010 ? » Et il me semblait que cette phrase prenait, au moment où les retombées de la crise se faisaient le plus sentir,à l’époque où, aussi, les pays européens tombaient aux mains de la droite extrême, où les Roms, ces gens dont on nous a parlé tout l’été dans le même journal sans expliquer vraiment qui ils étaient (mais à la manière de « c’est pas sale, c’est de la caca ») étaient expulsés, il m’a semblé donc que cette phrase prenait, en Allemand, tout son sens, sa réalité ; que la réalité était, une fois n’est pas coutume, dans la publicité. Et la vérité dans la langue. Là est parfois, tout simplement, la stratégique manière de faire.

Version française de l’interview publiée en anglais dans le magazine Novembre, Spring 2011.

1Il s’agit de la Motion Pictures Association of America, Inc. (ndlr.)

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