On découvre par bribes, sous le microscope de Céline Domengie, un environnement social et politique : ses gestes, ses prises de décision, ses coutumes et ses mythologies. Et en particulier les engrenages qui mènent une ville à la construction d’un nouveau collège, de sa conception à son édification, les nombreux corps de métier convoqués, et aussi, à de multiples niveaux, les élèves, leurs parents, et une grande partie des habitants d’un village, réunis sans le vouloir autour de cet événement.
La Cité existe par une multitude d’actions cachées : d’abord celles de tous les habitants qui la composent. Ses segments collectifs, et les plus apparents, sont quadrillés de gestes de techniciens, de politiciens, d’ingénieurs, ou encore de commerçants. De fait l’espace public change et est entretenu en permanence par des forces invisibles, des successions de choix dont nous sommes conscients sans pour autant les regarder de près, hauts faits ou travail quotidien d’individus connus et inconnus. En outre, cet espace public, et donc ce bien public, a besoin d’images. Il engendre une part de communication, institutionnelle souvent, qui, comme toute image fabriquée, possède un envers, une deuxième face, consciemment dissimulée. L’exposé des intentions et des résultats est toujours parcellaire, il s’agit d’un calcul et il est technicisé. C’est la face cachée qui va intéresser en priorité notre artiste. Car l’environnement de Céline Domengie est aussi le nôtre, il engage notre responsabilité, et, après les analyses et déductions de l’artiste, il sera l’objet d’une nouvelle transmission, de nouvelles métaphores et de nouvelles représentations, montrant sous un nouvel angle l’envers du décor collectif.
L’auteure, partant de recherches et de rencontres sur le terrain, ne tente pas la retranscription directe de ses sources, encore moins la figure de style : elle met plutôt ses idées au service d’un travail critique. Son intention peut aussi sembler scientifique par sa précision, sa méthodologie et sa volonté d’exhaustivité. Le résultat est une production qui prend toutes les formes, ou, plus précisément, s’accapare toutes les formes. La retranscription est ici un travail de choix et de cadrage, de sélection d’un médium. Et selon ce principe, la retranscription est un travail d’auteur qui constitue un retour dans l’espace public. La donne est d’autant plus complexe que le réel et les situations qui l’animent sont subtils. Il est fait de personnes, de lieux, de gestes, d’architecture, de relations de pouvoir, de biographies, d’économie, d’odeurs, de couleurs, de sentiments, de matériaux, de coutumes… Chaque point d’accroche, chaque cible, doit donc trouver un support de transmission adéquat. On ne s’étonnera pas alors que les actions de Céline Domengie naissent souvent de collaborations, et en créent de nouvelles, comme pour rejouer, re-tisser les liens qui unissent différents corps de métiers, différents modes d’expression, sur un chantier ou dans les bureaux d’une administration. Façon aussi de convoquer des compétences et des sensibilités diverses, et de pouvoir déléguer une autorité qui s’alimente d’un contexte délicat, et ne peut pas couler de source.Mais pour moi, la chose la plus intéressante est la façon dont l’artiste se replace en parallèle au coeur de ce contexte. En effet, tout comme elle interroge avec bienveillance les environnements socio-professionnels et les usages qu’elle sélectionne, elle va mettre dans la balance sa propre place de créatrice.Le travail qui est effectué avec un maçon, un architecte, un professeur de collège, sera, en miroir, effectué sur sa propre position d’artiste. Il n’y a donc plus de surprise à ce que des parties de son projet se déroulent dans sa propre maison (d’ailleurs en construction permanente). En joueuse fair-play, l’artiste qui s’infiltre dans les rouages des commandes publiques peut aussi ouvrir son atelier, et montrer ses secrets de fabrication à tous. L’oeuvre n’apparaît donc plus comme un produit fini mais au travers d’un processus long, transformable et protéiforme, qui va engager la vie quotidienne et les actions de spectateurs qui se révèlent soudainement parties prenantes. Finalement, l’artiste, comme celui ou celle qui regarde son travail, ou qui construit et pense le bâtiment, est dès le début un acteur, peut-être déresponsabilisé par la donne de départ, de la commande publique. Ici, la pédagogie et la transmission deviennent actes, et on s’explique, de manière plus ou moins organisée, au travers des métaphores et des images, ce que sont l’art, la politique, le mode de vie et les savoirfaire de chacun, la responsabilité. Parce qu’ici, l’être humain n’est plus seulement considéré comme un producteur de biens et de services. Et Céline Domengie crée bien un système où l’individu et le partage sont au centre de toutes les préoccupations, les moteurs de sa création, et les facteurs d’une élucidation. Alors, si sa pratique est, en quelque sorte, analytique et relationnelle, c’est peut-être aussi pour nous rappeler que c’est là l’origine et la vocation de l’art et que, plutôt que d’ajouter des objets au monde, on peut travailler à le rendre transparent.