Céline Domengie

vue par

Jean-Paul Thibeau

Céline Domengie au regard de l’écosophie

Céline Domengie met en place des dispositifs de recherche à partir de la notion de chantier. Son travail se développe dans des contextes concrets (chantiers, situations de transformation, d’ateliers et d’expérimentations…) sur un registre documentaire (photographique, sonore, vidéo ou textuel) qu’elle présente sous forme de conférence performée et d’édition papier ou numérique. De manière générale, Céline Domengie engendre, traduit, retrace des processus : ceux de l’expérience « Genius loci » {note}1. C’est donc un travail d’enquête avec le triple soucis : comment s’immerger dans un espace/temps de chantier ? Comment y créer de la présence et de l’hospitalité ? Comment faire voir le processus de travail au coeur même de ce qui se répète tout en amenant du hasard ?

Dans chacun de ses chantiers elle tient compte de ces trois registres : environnement, rapports sociaux, subjectivité humaine. Avec le temps Céline Domengie a mis en place une sorte d’écosophie {note}2. L’écosophie chez Félix Guattari prend en compte aussi bien des macrodimensions physicochimiques tel que notre environnement écologique, que des dimensions anthropologiques (écologie sociale), que des dimensions “moléculaires”, la sensibilité, le désir, la subjectivité individuelle.

Son premier mouvement est de s’immerger, d’observer tout en créant les occasions pour la/les rencontre(s). Une enquête se tisse pour nourrir une réflexion sur l’écosystème dans lequel elle est immergée et pour problématiser cela sous le registre création / recherche / ré-invention du contexte d’échanges, enrichissement des modes de vie et de sensibilité. C’est à cet endroit, où elle n’est pas forcément attendue, qu’elle crée sa place d’artiste avec ses protocoles, ses outils et sa présence attentive, ouverte et active.

Pour mettre en place cela, elle mobilise donc des techniques d’échanges d’économies informelles, comme le don {note}3 : don de tirages photo, offrandes de compositions florales, permanence de l’artiste (du temps pour la parole ou pour rien). Elle crée donc une brêche qu’elle peut appeler « ménager un trou dans la barricade » (Monflanquin, 2013), « Jouer le décalage » (Pôle de Santé de Villeneuve/Lot, 2015) - par exemple : offrir à des services hospitaliers une composition florale pour que ce soit reçu comme ce doit être : un cadeau, une offrande, un souffle - cela élargit l’atmosphère, cela ouvre une brèche…

Par une démultiplication de gestes et d’attentions, à partir de son lieu-atelier au coeur d’une institution ou d’un chantier elle regarde, prend des images, prend des notes – qu’elle met ensuite régulièrement en partage auprès des différents protagonistes. C’est pendant ce moment de partage que l’artiste fait montre de toutes ses qualités d’hospitalité, de soin porté à chaque détail et de son écoute pour chaque personne. On y retrouve cette articulation éthico-politique-esthétique que Guattari nommait écosophie. C’est de la façon de vivre désormais que les artistes ont la charge - la manière de faire usage de soi dans le rapport à l’autre avec un médium que l’on peut appeler « art de faire des pas de côté » dont les techniques et les pratiques sont circonstancielles, mobilisées par ce que nécessaire pour vivifier un processus continu de re-singularisation. Guattari écrivait « Les individus doivent devenir à la fois solidaires et de plus en plus différents. » Céline Domengie serait-elle une artiste mutante ? Dans un entretien {note}4 Guattari déclarait : « Les artistes sont des mutants, dans des conditions très difficiles pour muter, des conditions de contrôle par les images dominantes, par les médias, par le système des galeries, par exemple. (...) Cela dit, ce sont des gens qui ont le courage de jouer leur existence sur un processus de singularité et c’est en cela qu’ils nous offrent un paradigme qui est intéressant. Il y a toujours cette idée qu’à l’horizon, à l’horizon absolument utopique de l’histoire, il y aurait la possibilité de construire son existence comme un artiste conduit son oeuvre. Mais je souligne le comme. »

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1Genius Loci

2Félix Guattari, Les trois écologies, Galilée, 1989-1999

3Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », Année sociologique, 1923-24

4Félix Guattari, La philosophie est essentielle à l’existence humaine, entretien avec Antoine Spire, L’Aube : Intervention, 2002

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