Post-face de l’ouvrage Genius Loci, une approche expérimentée des chantiers
Écrire en dernier lieu pour Genius Loci est-il un luxe ? L’exercice offre en effet l’intense plaisir de se nourrir de toutes les contributions patiemment et savamment orchestrées par le maître d’ouvrage et maître d’oeuvre de Genius Loci, Céline Domengie. C’est aussi une gageure : tout a déjà été écrit, et si bien écrit. Toutes les pierres de l’édifice de cette édition, après celles du projet Genius Loci en tant que tel, ont déjà été posées, avec la même finesse et la même justesse. Elles composent avec intelligence, culture et beauté un projet éditorial qui se laisse approcher, comme son objet, par petites touches, découvrir avec le même appétit de déconstruction et reconstruction que la construction a elle-même suscité. La diversité des regards, des points de vue et des écritures reconstituent en effet les facettes de cette oeuvre complexe ; le projet monte en douceur, en profondeur. Miroir si peu déformé de l’oeuvre elle-même, cette édition en prolonge les multiples ressorts, en développe les nombreuses ramifications, et pourrait in fine être appréhendée comme un double-multiple du premier Genius Loci tout autant que son dernier – et ultime ? – volet.« Grande oeuvre » à la forme insaisissable, Genius Loci surprend par sa durée, sa complexité, son caractère expérimental et évolutif, et toutes les qualités qu’il requiert de sa conceptrice et réalisatrice - une énergie immense, un sens élevé de l’organisation, et une liberté totale. Genius Loci réactive l’esprit de recherche et d’expérimentation qui anima par exemple Leonard de Vinci en son temps, et ce désir de saisir et de rendre compte de toutes les dimensions de l’objet étudié, des gens, des choses et des lieux, à travers une oeuvre toujours en devenir et fondamentalement indépendantedes contraintes extérieures au sens même du projet. Genius Loci n’a pas une durée fixée a priori, il se déploie dans le temps qui sera nécessaire à sa croissance, à son évolution ; son coût n’est pas prédéterminé, l’artiste part en quête de fonds au fur et à mesure des besoins du projet (approchant de possibles partenaires, concourant pour un 1% artistique, créant une association, etc.). À chaque étape, Céline Domengie invente les formes que prendra son oeuvre, s’y investissant avec autant d’intensité que si chacune était une fin en soi. Elle approche son objet de travail (le chantier de construction d’un nouveau collège) par ses décideurs politiques et administratifs, apprivoise et se laisse apprivoiser par le chef de chantier et ses équipes, prend connaissance de leurs instruments et gestes professionnels, rencontre les membres du bureau d’étude, les futurs usagers et voisins du collège, etc. Elle discute avec chacun, photographie, enregistre, fidèle et sensible témoin d’un devenir en construction. Elle propose aussi des conférences impliquant d’autres intervenants, qui rythment l’évolution du projet et offrent autant de généreux moments de partage de ses propres recherches. Des obstacles (des fonds qui tardent à alimenter le projet, un architecte qui ne souhaite pas discuter, …) surviennent malgré tout, mais ils contribuent aussi à modeler la poétique Genius Loci.
Dans la patiente et sûre construction de son oeuvre, Céline Domengie développe ainsi une capacité hors du commun à mobiliser des forces éparses, nombreuses et qui n’étaient pas destinées a priori à se rencontrer ; chef d’une entreprise toujours en devenir, elle s’agrège des « équipes » fluctuantes, disparates mais volontaires, au fur et à mesure de l’avancement du projet. Pierre-Michel Menger dans son Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme (2003) voyait dans l’artiste contemporain l’ « incarnation possible du travailleur du futur {note}1 » ; à elle seule, Céline Domengie en incarne les multiples facettes, transformant en force constructive les dimensions, même les plus aléatoires, incertaines et fragiles de son art. À elle seule, elle est le génie de son Genius Loci.
1Le développement et l’organisation des activités de création artistique illustrent aujourd’hui l’idéal d’une division sophistiquée du travail qui satisfasse simultanément aux exigences de segmentation des tâches et des compétences, selon le principe de la différenciation croissante des savoirs, et de leur inscription dynamique dans le jeu des interdépendances fonctionnelles et des relations d’équipe » (Éd. La République des Idées / Le Seuil, Paris, p. 8).