L’épreuve du paysage

Olivier Rignault, 2011

Spitzberg 78°15’ N, 16° E. De prime abord, le titre de la série de David Falco impose une réalité topographique, celle d’une île montagneuse de l’archipel du Svalbard située dans l’océan Arctique, et ne manque pas de rappeler les expéditions scientifiques et militaires des XIXe et XXe siècles. Reviennent alors en mémoire les missions qui permirent à Timothy O’Sullivan de photographier l’Ouest américain ou encore celles qui menèrent Roald Amundsen aux Pôles. Aussi, le rappel de telles coordonnées évoque l’activité des chercheurs qui, aux Pôles, interrogent l’histoire et le devenir de notre planète. Pourtant, c’est une vision beaucoup plus onirique de ce territoire que le photographe propose.

Comment dissocier le regard de nos représentations et voir les choses telles qu’en elles-mêmes ? Comment appréhender un paysage quand la peinture et la photographie ont déjà imprimé en nous l’idée du paysage ? Lorsque le regard seul ne suffit plus, les longues marches de David Falco sonnent comme une tentative de réponse. À plusieurs heures de la moindre habitation, chaque traversée, chaque pas, chaque obstacle possède sa part de danger. En outre, dans le froid d’un air à la texture si particulière, l’effort physique associé à l’extrême vigilance portée aux éléments, aiguise la perception de l’espace environnant. David Falco défend là une approche physique de la nature consistant à se perdre en elle pour en percevoir une autre qualité, approche qui n’est pas sans rappeler le travail d’Hamish Fulton. Ici, toutefois, la marche n’est pas tant le sujet de l’œuvre que le moyen d’insuffler aux images une énergie inédite. Abordant les négatifs photographiques comme des croquis, par un lent et patient travail de tirage, David Falco retrouve la lumière et les couleurs de sa mémoire des lieux. Conçues comme des miniatures, ces photographies ne cherchent pas à rendre l’immensité par le spectaculaire. Elles subjuguent jusqu’à se perdre dans le grain de la pellicule. Sous nos yeux, le monde physique représenté s’évanouit alors et nous avec lui.La contemplation minutieuse de l’artiste imprègne la photographie et dévoile l’intimité d’un paysage. Dans une atmosphère sourde et humide, le vestige du son d’un lointain cours d’eau semble traverser la matité d’une lumière sans âge. La nature apparaît puissante, brute, immuable et, paradoxalement, les alluvions, la rare végétation accrochée aux rochers disent l’instabilité d’un équilibre fragile. Un bloc de glace comme en plein vol, la masse sombre d’une falaise qui donne l’impression de n’être qu’un frêle amas de poussière prêt à s’effondrer sous nos yeux : chaque élément, aussi infime soit-il, est mis en valeur, et signifie sa participation à la construction d’un monde en perpétuelle transformation.

À quelle distance les choses nous apparaissent-elles ? Là, un glacier à la blancheur griffée de noir traverse l’image et annule toute sensation de profondeur. Ici, la distance et l’absence d’horizon interdisent de voir l’aval d’une rivière. Dans un vertige de lignes courbes, de crêtes, d’arêtes, de lentes variations de couleurs, la brume et les nuages se lient à la présence radicale de la roche. Les constants jeux d’échelle et d’aplats associés à la difficulté de trouver des points de repère nous plongent dans un paysage où chaque sédiment semble receler la photographie tout entière. Ainsi de cette masse minérale à l’aplomb instable : simple caillou ou bien rocher ? Peu importe finalement. Au XVIe siècle, Joachim Patinir ne représentait-il pas des montagnes en prenant des cristaux pour modèle ? Par un savant jeu de construction plastique, le photographe se joue de nos perceptions afin que l’ivresse du regardeur croise celle du marcheur.Lors de la prise de vue, ou a posteriori, David Falco associe ses images en diptyques ou triptyques. Indéfectiblement liées à l’expérience vécue, ces recompositions reflètent le souvenir des lieux. Ainsi, une crête de montagne à la couleur sombre sur laquelle se dessinent deux rochers est photographiée de deux points de vue différents. Telles des réminiscences, du rapprochement des images et de notre réflexe de faire paysage d’une simple proximité de lignes, apparaissent des espaces illusoires. Le pouvoir de l’imagination comble les lacunes de l’image. On retrouve là un peu de ce qui, du XVIIe siècle aux surréalistes, fascinait dans les apparitions marbrées des paésines. Ailleurs, deux vallées différentes finissent par n’en former qu’une, tel Caspar David Friedrich composant des paysages à partir de montagnes distantes les unes des autres de plusieurs centaines de kilomètres.

Temps géologique et temps humain début et fin des temps semblent ici s’unir dans leur rencontre avec la lumière. Un sentiment de mélancolie émane de la matière vaporeuse de ces rêveries sensibles d’espaces désolés. L’activité humaine est réduite à ses traces : route devenue sillon en mouvement vers l’océan, habitation ponctuant d’une tache rouge ou blanche la composition. Les constructions, expressions du désir humain d’appropriation et de contrôle, deviennent alors semblables, jusque dans leur fragilité, aux éléments naturels. Ainsi ces espaces, à l’allure pourtant intemporelle, font écho à notre propre solitude, à notre propre finitude. Et l’on se dit finalement que ces photographies sont peut-être moins des paysages que des vanités.

 

Texte publié dans le catalogue d’exposition édité en 2011 avec le soutien de l’Ambassade Royale de Norvège en France, Grand Poitiers et de la Région Nouvelle-Aquitaine.

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