D’un temps profond

en écho aux photographies de la série Spitzberg 78° 15’N, 16°E

Lucie Taïeb, 2018

Le noir d’une terre carbonifère, les veines ajourées, strates de roches issues d’un temps profond. Le rouge insolite et la neige salie, approchez-vous encore, qui a dit que le Nord était blanc ?

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Nous ne nous souvenons pas du Spitzberg.

Ce n’est plus qu’une suite de lettres, que l’on reconnaît, car elle désigne notre rêve, mais qu’on ne saurait plus prononcer.

Spitzberg a cessé d’être un nom depuis que les lieux ont disparu, et avec eux, les noms qu’ils portaient. Nous avons encore les cartes et il nous reste des images, mais plus rien ne nous permet de distinguer entre le monde tel qu’il a pu être, et celui qui fut imaginé, inventé, recréé.

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Est-elle haute comme une dune, haute comme la plus haute des vagues ? L’homme absent de l’image, derrière son objectif, saisissant cette présence brute, qui se passe de toute légende. Il y manque désormais la silhouette qui nous aurait servi d’échelle.

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Nous venons après, du temps profond qui suit les catastrophes, le naufrage, la longue agonie d’une terre qui ne s’est pas résolue, finalement, à mourir, mais que des générations de souffrances ont métamorphosée.

On dit que, pour ceux d’avant, l’histoire rêvée du monde s’ouvrait par ces mots : « Au commencement ». Notre histoire à nous commence après la fin, elle commence avec les premiers soubresauts, les signes avant-coureurs, ceux qu’on ne savait pas encore interpréter, qui déjà, pourtant, disaient notre perte.

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Impassible comme l’est le monde avant de sombrer. Cette inquiétude, néanmoins, qui se lit dans le paysage.

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Était-ce il y a un siècle ? Un millénaire ? On dit que plus on avance en âge, plus les années passent vite, et peut-être que ce qui est vrai à l’aune d’une vie humaine l’est aussi à celle de toute l’humanité. Quoi qu’il en soit, nous avons perdu le compte. Nous avons été occupés à autre chose, ces derniers temps, qu’à la mesure des années. Survivre est une activité prenante.

On sait seulement que cela a commencé presque imperceptiblement, des terres jadis sèches et bientôt immergées, la côte grignotée peu à peu, et les populations contraintes à la fuite. Les prémices furent étonnamment lentes, et l’on aurait pu croire que tout en resterait là ; une anxiété, en regardant les eaux monter.

Mais soudain, comme si l’eau s’impatientait de reprendre enfin à la terre ce qui lui revenait de droit, la mer est devenue agressive. Jour après jour, mois après mois, plusieurs années durant, les raz-de-marée se sont succédé, aussi fréquents, aussi banals que, jadis, la plus simple des tempêtes. Il fut bientôt avéré que plus aucune plage n’était sûre, que les vagues pouvaient, comme en pleine mer, venir vous engloutir sans aucun signe annonciateur, et l’on cherchait refuge dans les terres, mais les eaux avançaient toujours et gagnaient du terrain, et l’on se mit à craindre qu’elles ne finissent un jour par tout recouvrir.

Il y eut de grands afflux de population vers les montagnes ou les vastes plaines de l’intérieur. Heureux, ceux qui naissaient loin des rives. On ne comptait plus, de par le monde, les familles endeuillées, les morts que la mer avait pris, les corps qu’on ne retrouverait jamais. C’était un peuple immense de noyés qui désormais hantaient nos mémoires, et si d’autres catastrophes n’avaient suivi, aiguisant notre instinct de survie, peut-être la terre entière aurait-elle fini par mourir de chagrin.

Mais après le temps des naufrages vint celui des cataclysmes. Les entrailles de la terre se sont serrées et tordues, parfois des pans entiers s’effondraient, d’autres fois surgissaient des flammes, comme si l’écorce terrestre était prise d’une fureur que nul ne pouvait expliquer, et comme si sa dérive, invisible et lente, s’était soudain accélérée. Ceux qui s’étaient crus à l’abri dans les plaines ont bientôt, eux aussi, appris la peur.

Nous aurions pu survivre, encore, nous adapter aux mouvements imprévisibles et incessants, aux tremblements et aux béances qui dévoraient sans distinction tous ceux qui avaient la malchance d’être sur leur trajectoire. Mais dans les entrailles de la terre perduraient les restes toxiques des générations qui nous avaient précédés, enclos dans des forteresses souterraines censées nous en protéger jusqu’à la fin des temps. Nous avons encore en mémoire le visage tragique des responsables de ces sites, venus annoncer, d’une voix blanche, que l’étanchéité des cuves avait été mise à mal, et que, sous peu, les composants enfouis depuis plusieurs millénaires remonteraient à la surface et se répandraient, venant contaminer l’air et l’eau et toute chose animée ou inanimée, à plusieurs milliers de kilomètres à la ronde.

Ainsi, au moment même où ceux qui n’avaient été ni engloutis par les eaux ni broyés par le sol espéraient peu à peu reconstruire et revivre, commença la plus grande épreuve : la maladie qui rongeait notre sang, détruisait ce qui nous restait de monde, s’infiltrait dans notre organisme, pervertissait nos gènes, la grande maladie maligne qui nous tuait, foudroyante parfois ou sournoise, mais toujours là.

Plus d’un, alors, aurait voulu partir. Quitter le lieu où nous étions, marcher sans n, toujours dans la même direction, et laisser derrière nous ces terres désolées où rôdait la mort.

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Cette montagne faudrait-il, pour la gravir, un pas, ou mille ? Certains prétendent qu’on l’enjamberait d’un saut. D’autres affirment que ce que nous prenons pour un paysage n’est pas plus grand qu’une paume de main. S’il en est ainsi, que cette terre nous prenne dans sa paume, et que la main ne se referme jamais. Nous ne serons pas plus grands que ces grains de sable noir, et dans ce monde calciné, nous retrouverons l’espoir.

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Les habitats solides, la sécurité du lendemain, nous n’en avions jamais entendu parler. Nous connaissions seulement les tentes posées le soir et déplacées peu après, et notre seul souci était de parvenir à trouver assez de nourriture pour que nos enfants, que menaçait la maladie, du moins ne meurent pas de faim. Nous formions des grappes humaines, petites colonies nomades s’organisant comme elles le pouvaient, solidaires autant que la situation le permettait, si traumatisées par les violences de la nature que nous n’aurions jamais songé à nous combattre.

Or, parmi ceux qui auraient voulu fuir la contamination, un mot étrange, imprononçable, se mit à circuler, synonyme de confins, une terre la plus lointaine, la plus nordique, qu’ils espéraient, ne l’ayant jamais vue, intacte : Spitzberg.

Nul ne savait comment le mot, à supposer qu’il désigne un endroit qui ait jamais réellement existé, avait pu, traversant la profondeur du temps, parvenir jusqu’à nous, mais il se mit à résonner, à circuler, et à cristalliser les rêves de ceux qui imaginaient encore une terre indemne, parce qu’inconnue.

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Quelle sorte d’hommes nous faudrait-il être pour habiter ces régions ombreuses, pour affronter les pointes acérées, pour nous confronter à la mémoire perdue de cette terre, aux strates et aux veines ajourées que nous ne savons plus déchiffrer, qui trahissent seulement notre oubli ?

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Pourquoi se retourner sur ce qui n’existe plus ? Certains avaient dû pourtant, à l’occasion, recueillir une carte, une photographie, en retranscrire les mots étranges, et à la nuit tombée, rêver sur ces vestiges, comme s’ils devaient receler quelque richesse insoupçonnée. Inexplicablement, alors que la terre n’était plus que désolation, quelques-uns avaient gardé la ressource du rêve, et c’est sans doute l’un d’entre eux qui, parmi tant de mots écrits sur une carte, a choisi celui-ci : Spitzberg, sans le moindre espoir de pouvoir un jour voir de ses yeux ce morceau de terre que depuis longtemps la mer avait dû recouvrir.

Désormais, les cartes anciennes ne désignent plus rien qui existe. Les contours du monde où nous vivons, nous ne les connaissons pas. Les cartes ne sont plus que des listes de mots disposées sur des dessins aux formes gracieuses et abstraites, et notre tâche la plus noble est de partir en quête de ces noms, pour dessiner des cartes nouvelles.

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Nous avons délaissé toute croyance. Les dieux, nous n’en avons plus. Nous ne recommandons à personne l’âme de nos enfants nouveau-nés, ainsi nous ne maudissons personne quand la mort nous les reprend. Nous sommes nus, et sans orgueil. Parfois, lorsque rôde une brume parmi nos vastes plaines, lorsque dans le lointain un nuage égaré vient caresser le flan de notre montagne, nous nous agenouillons, et nous fermons les yeux. Lorsque nous les rouvrons, nous distinguons la brume, le nuage, se déplacer, s’effilocher et disparaître. Il en va ainsi de toute chose.

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Aujourd’hui, les eaux ont reflué, la terre est en convalescence. Nous ignorons pourquoi, et comment, mais petit à petit, génération après génération, la maladie a reculé. Elle a cessé de prendre nos êtres les plus chers, elle a cessé d’éroder notre corps, elle semble s’être dissipée, comme une méchante fumée chassée par la bourrasque, ou comme un fantôme qui, du jour au lendemain, renonce à vous hanter. Voilà presque un siècle que nous sommes en convalescence. Ce n’est peut-être qu’une trêve, le calme avant la dernière salve qui nous emportera tous, mais ce temps qui nous reste, certains d’entre nous veulent le consacrer au monde disparu, au monde d’avant la fin. Nous essayons de retrouver la mémoire, de plonger, par l’esprit, dans les profondeurs du temps, de remonter aux jours où la planète entière était un lieu familier et connu. Nous avons retrouvé, ce n’est sans doute pas un hasard, des images intactes du Spitzberg, mais dans ces images, nous parvenons seulement à reconnaître ce que déjà nous connaissons.

Celui qui s’est rendu, jadis, sur ces montagnes, pouvait toucher et voir des pierres d’un âge si lointain qu’aucune mémoire humaine n’aurait rien pu en dire, et cette profondeur fait signe jusqu’à nous : nous sommes, pour ceux qui ont connu le Spitzberg, le futur inimaginable, l’histoire qu’on ne peut concevoir. Nous existons moins encore qu’une fiction, qu’un rêve, qu’un nuage. Et nous avons beau tendre nos pensées, ce qui nous reste de savoir, et toute notre imagination vers l’image du Spitzberg, nous ne savons même pas si les hommes d’alors ressemblaient de près ou de loin à ce que nous sommes aujourd’hui. Nous ignorons encore si ces photographies furent prises un jour par une personne de chair et d’os, de l’autre côté d’un objectif, ou si elles miment seulement l’apparence de la réalité, comme ces pans entiers de données que nous avons retrouvées par ailleurs, images vaines de mondes qui, nous en sommes presque sûrs, n’ont jamais existé.

D’aucuns pensent que la distinction importe peu. Tout cela appartient au passé, ses virtualités comme ses archives, mais nous – mais moi, qui écris ces lignes, je ne suis pas de cet avis.

J’aimerais savoir ce qu’il en fut. J’aimerais retrouver Spitzberg, revenir aux lieux de la photographie, à supposer qu’ils existent toujours, et en avoir le cœur net. J’aimerais reprendre la mer comme le firent les premiers découvreurs, et tracer les contours de notre nouveau monde, puis, de retour ici, poser côte à côte la carte actuelle et l’ancienne, et mesurer ce qui n’est plus, et saisir ce qui fut sauvé.

Le sentiment qui me lie à ceux qui nous ont précédés ne relève en aucun cas de la fascination, ni même d’une curiosité intellectuelle. Je ne crois pas éviter leurs erreurs en apprenant à mieux les connaître. Du reste, nous sommes assez dégoûtés du sang et de la mort pour avoir pu ériger, comme seule loi et comme seule transcendance, la pérennité de toute vie humaine.

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Voir de nos yeux ce qui reste de ce monde. Toucher de notre main la terre inconcevable.

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À tous ceux qui prétendent que ce n’est que folie, je rétorque qu’il aura fallu au moins autant de folie, de courage, ou de sagesse aux explorateurs anciens, qui ont relevé, en leur temps, le défi de l’inconnu. Et je ne veux pas toujours porter en moi la marque de ceux qui ont survécu, hantés par les cris, par l’odeur de la mort, par les cadavres d’ancêtres dont ils ne connaissent pas le nom.

Je ne veux pas de la terreur pour sœur ni de ce caractère pusillanime comme signe distinctif.

Aussi, il m’est nécessaire de rompre avec la menace, d’affronter l’eau et l’inconnu, de pouvoir de nouveau arpenter l’espace qui nous est échu, puisque nous sommes encore de ce monde, puisqu’il ne nous a pas détruits complètement.

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Si c’est un chemin, une ravine, ou un dessin plus clair, en trompe-l’œil, sur le relief, tu le sauras seulement sur place. Si un arbre se dresse, d’une sorte inconnue, tu goûteras son fruit ; si une algue ensauvagée persiste, une herbe folle, ton œil, à l’affût, saura la deviner, et ta main la cueillir. Sur place, tu adopteras la couleur et l’étrangeté du paysage, tu sauras t’y fondre, tu changeras de forme et de matière, tu pourras prendre un nom nouveau.

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Elles n’ont rien d’hospitalier, ces terres noires où persiste un fantôme de neige, mais c’est vers elles d’abord que je veux me tourner, c’est à leur appel qu’il me faut répondre. J’ai entendu et cru ces légendes d’un immense grenier enfoui sous ces montagnes, un trésor de graines laissé là par ceux d’avant, et qui nous permettrait de nourrir des générations entières de nos tribus.

J’ai rêvé des hommes qui ont peuplé ces terres, ceux qu’on ne voit nulle part sur les archives, et j’ai imaginé les créatures qui leur tenaient compagnie, ours, chiens, bêtes marines et mammifères disparus, au poil aussi sombre que ce charbon, aux yeux d’onyx, aux griffes acérées.

Je n’ai pas l’âme à la conquête, ni même à l’aventure. Je veux simplement aller à la rencontre de ce Nord, transmettre à ceux qui suivent un dessin précis de notre monde, et, pour peu que la chance veuille nous sourire, un trésor de semences qui assurera notre subsistance.

Notre bateau a pris le large, l’équipage est confiant, hommes et femmes de toute tribu, sans crainte de la mort, ni de l’échec. Nous partons à la recherche des montagnes pointues, des dunes de sable noir, des strates de roches aux couleurs mêlées, issues de temps impensés. Nous voguons, le cœur serein, sans espoir, sans attente, avec la seule certitude que le savoir auquel nous parviendrons nous donnera la force de poursuivre en ce monde naufragé.

Si, à notre retour, il nous faut effacer à jamais ces terres de la carte, nous le ferons, en connaissance de cause. Nous serons ceux par qui se confirme la renaissance du Pôle, ou ceux qui porteront la nouvelle de sa disparition. Alors, il ne restera plus que les images. Et nous pourrons enfin porter le deuil du Spitzberg.

 

Commande du Musée de la Roche-sur-Yon dans le cadre de l’exposition Zones blanches - récits d’exploration
Commissariat : Hélène Gaudy auteure associée au Grand R et Hélène Jagot, Musée et espace d’art contemporain du CYEL, La Roche-sur-Yon (2018).

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