En 2010, pour le module « hors les murs » qu’il crée au Palais de Tokyo à Paris, Jean-Marie Blanchet présentait, directement sur le mur, une courte vidéo. Une grille noire sur fond blanc, sobre descendante des trames du Mondrian des années 1910, s’y délitait petit à petit, ses rubans d’adhésif noir se décollant progressivement de leur support. Oblitérant le sol, le cadrage haut extrayait aussi de notre champ de vision l’état ultime de décomposition de la grille, matérialité désossée d’un entremêlement de scotchs. Assistions-nous alors, devant cette vidéo mise en boucle, à la fin éternellement rejouée de la peinture, deux siècles de déstabilisation induite par les apparitions successives de la photographie, du collage, de la performance, de la vidéo... ? {note}1
Geste radical, dont on se leurrerait de croire qu’il vint interrompre le fil d’une recherche, ou tout du moins en poser une rupture. Faisant sien ce combat de la peinture pour justifier de la pertinence même de son existence, Jean-Marie Blanchet opère en effet depuis des années sur une fragile ligne d’équilibre - ou de déséquilibre : celle où la peinture est sur le point de devenir autre chose qu’elle-même. Œuvrant sur des champs limites, l’artiste invente une périphérie des « genres » qui apparente son travail à une , aussi dangereusement en perte ou en quête d’identité que son homonyme humaine. Jean-Marie Blanchet ne cesse en effet d’interroger les cadres de ce qui semble définir la peinture, dans une relation à la fois de filiation et de rupture avec les grands mouvements du XXème siècle.
Dès ses Grilles de 2003, Jean-Marie Blanchet revendique le « non-choix » de ses couleurs. François Morellet avait, au début des années 1960, sollicité l’assistance de l’annuaire et des couleurs complémentaires pour définir sa palette ; Jean-Marie Blanchet s’en remet à celle des pots en solde des magasins de bricolage, fin de série des « bonnes couleurs » de la saison précédente. L’artiste y perçoit une manière de toucher ses contemporains : « Les gens y reconnaissaient la couleur de leur cuisine, de leur salle de bain… J’aime bien que la couleur fasse image. » {note}2
Mais à l’ère d’une obsolescence encore massivement programmée, adopter une palette vieille de six mois ne constitue-t-il pas un acte d’autosabotage – la « vintagisation » nécessitant une mise au placard d’au moins une génération ? Le spectateur a donc, au mieux, la surprise de retrouver la couleur des murs de sa cuisine ; dans tous les cas, l’impression était celle d’un déjà-vu, de couleurs usées à nos yeux si rapidement fatigués. Descendants du Des Esseintes de Huysmans, nous avons créé une société survivant exclusivement dans la consommation frénétique d’objets perpétuellement renouvelés. En arrêtant le temps, en remontant ce temps d’une seule saison, Jean-Marie Blanchet nous offre le miroir de notre moi d’hier, et la vanité de cette quête de nouveauté nécessairement insatisfaite et insatisfaisante.
L’artiste poursuit cette réflexion sur une mise à distance du peindre dans ses Chaises longues à deux places, créées à Erquy dans le cadre de Rivages, 2e rencontre avec l’art sur le littoral de la bais de Saint-Brieuc. Leurs toiles déploient un éventail de couleurs allant d’un rouge bordeaux sombre à un rose clair passé. Jean-Marie Blanchet délègue ainsi le geste du peintre au teinturier, et la sélection des ses couleurs à un nuancier industriel {note}3, comme dans sa série Pantone de 2004, référence à une célèbre (et donc internationalement partagée) marque de nuanciers de couleurs. Si Johannes Itten dès la fin des années 1910, puis Max Bill, Richard Paul Lohse ou Camille Graeser avaient pu recourir à la définition scientifique (optique, chimique) des couleurs pour mieux les choisir, Jean-Marie Blanchet lui préfère donc celle des industriels. Il emploie la matière même du décor de nos vies quotidiennes pour alimenter ses propres oeuvres. Les « motifs » de ses Pantone, longues bandes verticales juxtaposées, rappellent aussi la sérialité colorée des Optical Paintings de Bridget Riley ou Guido Molinari. Mais Jean-Marie Blanchet ne réalise pas d’esquisses préparatoires, il ne projette aucun effet optique ; le choix des couleurs est celui des Pantone®, et il n’importe que dans la mesure où il rend compte d’une palette « commune ». Dans une certaine mesure, sa peinture représente une portion du réel.
Invité en 2005 par Pollen à Monflanquin, Jean-Marie Blanchet applique de grandes bandes d’adhésif de couleur sur le mur, verticalement, puis dans la continuité du geste, sur le sol. Il y a un certain humour à créer une Optical Painting sans jeu d’optique et sans peinture, avec un cousin de ce masking tape (ruban adhésif) si souvent utilisé par les grands peintres abstraits du XXème siècle pour délimiter le plus précisément possible leurs formes géométriques. Jeu de coulures qui ne coulent pas, Adhésif sur sol et mur (2005) constitue aussi une version industrialisée, rallongée et figée des Color Field Paintings de Morris Louis. Faudrait-il voir dans cette peinture à l’adhésif coloré l’ultime réponse de Jean-Marie Blanchet à l’idéal de l’art concret, tel qu’il avait été défini en 1930 par Carlsund, Doesbourg, Hélion, Tutundjan et Wantz {note}4, et dont on sent l’artiste proche ? Mais la grande utopie de la modernité »pure", universelle et progressiste a cédé la place à une asphyxie globale dont le seul horizon est l’indignation – et la fragilité des œuvres de Jean-Marie Blanchet, constituées de matériaux artificiels et sans pérennité, contraste avec les précieuses huiles sur toile des premiers abstraits.
Les Staff (2005), grandes plaques de plâtre (110 x 110 cm) peintes appuyées contre un mur, convoquent cette même interrogation cultivée et existentielle sur la nature de la peinture, et la même radicalité de réponse. Posées sur des petites cales en bois très proches du sol, dans un rapport de proximité avec le monde, parfois superposées, abîmées au fil de leurs présentations (les plaques de plâtre se délitent au moindre choc) et conservées telles quelles, ces peintures se présentent comme des pièces décrochées, ou à prendre. Elles déjouent le minimalisme distancié des monochromes, incarnant le fragile état de la peinture contemporaine. Pour sa série Crush (2006), Jean-Marie Blanchet utilise aussi le plâtre, mais moulé d’après le contenu de boîtes aux tailles variées. Accrochées au mur à hauteur d’yeux, ces œuvres peintes se situent au croisement de reliefs sculpturaux et d’objets courants, abstractions de notre environnement quotidien. Le contraste est évident entre l’irrégularité des lignes (qui rappelle la brutalisation usuelle des objets-sources, boîtes de céréales ou autres contenants courants), et la simplicité de la palette (fond blanc et tache de couleur). Avec cette hybridation d’un objet de tous les jours et d’une œuvre minimaliste, Jean-Marie Blanchet crée une surprenante synthèse des recherches de Claes Oldenburg avec celles d’Ellsworth Kelly, à l’aube de ce XXIème siècle. La matière de la peinture (une laque automobile) et le choix des couleurs (celles des voitures garées dans la cour de l’atelier de l’artiste) pourraient même faire resurgir le fantôme de César, tandis que le titre, Crush {note}5, laisse penser que ces objets résultent d’un accident de la peinture (devenue sculpture ?). En 2006, les Crush seront présentées dans l’exposition Serial Color à Lannion ; le choix de ce dernier titre renvoie-t-il à l’opération de blanchiment perpétuel d’une société qui n’assume plus son vieillissement, et/ou au recyclage permanent par la couleur (cf. la stratégie d’Apple vis-à-vis de ses séries d’iPod, iPhone et autre iPad) ?
Pour sa série des Simili, Jean-Marie Blanchet rejoue {note}6 une technique qu’il utilisait pendant son adolescence, celle de la couture - il « customisait » alors ses jeans et ceux de son frère. Peintures en relief rembourrées, matelassées, recouverte de vinyle, les Simili sont des pièces de tapissier ; les vingt couches d’acrylique posées en surface les apparentes aussi à des laques japonaises. Pour Jean-Marie Blanchet, la préparation minutieuse et presque artisanale de ces œuvres est avant tout un geste d’artiste :
"J’aime que le support fasse peinture, même s’il y a recouvrement. Il y a du temps pour fabriquer le support ; du temps pour le couvrement. Ce qui a changé au XXème siècle, c’est la prise en compte du support." {note}7
Dans ses premiers Simili, la couture vient après la peinture ; dans la seconde, les coutures disparaissent sous les couches de peinture {note}8. Le déplacement serait presque total, si les Simili n’étaient accrochés verticalement au mur, rendant impossible toute pratique concrète d’une peinture que l’on rêve de caresser. Evoquant tout autant le faux et l’artifice du simili-cuir, que la similitude et la parenté, le titre de ces œuvres frappe encore par sa justesse ; il souligne par un positionnement sur le « presque », le « ni ni » ou le « et », l’identité hybride de ses reliefs.
Invité cinq ans plus tard par Nicolas Royer à exposer dans la galerie de l’Ecole supérieure d’art et de design d’Orléans, Jean-Marie Blanchet déplace l’interrogation sur la nature des constituants de la peinture à l’espace de l’exposition :
« Très vite, je me suis rendu compte que ce n’était pas possible de mettre des peintures au mur. L’espace était plus fort que six peintures accrochées au mur. Il y avait trop d’éléments parasites, des gouttières, des radiateurs, des câbles, des néons, des trous, une peinture blanche satinée, etc. Et les murs sont face au paysage. Ce n’était pas assez abstrait, le satiné était trop présent. »
« On a tout enlevé, puis retapé les cimaises, et tout matifié. Tout l’espace s’est métamorphosé, est devenu une grande abstraction. C’était un premier geste de recouvrement, un premier geste de peinture, lié à celui du peintre qui prépare son support. Un premier geste d’abstraction. L’espace même devenait le support de l’exposition. Puis j’ai remis l’écran de projection, devenu carré blanc sur fond blanc, élément pictural. J’ai ramené des chaises blanches, une plante – une orchidée qui renvoyait à la fois au paysage et au décoratif. J’exposais le lieu d’exposition. » {note}9
En vidant entièrement cette salle sans caractère {note}10, puis en la repeignant en blanc {note}11, Jean-Marie Blanchet procède donc à une double mise à nu qui apparente la salle d’exposition à la toile d’un châssis. L’ajout d’une plante et de chaises blanches en fait un autre type d’espace générique, proche de la salle d’accueil d’un cabinet dentaire ou médical. Salle d’accueil, mais aussi salle d’attente ; c’est dans cet espace intermédiaire que l’artiste organise la conférence où il présente son travail. Cet objet-exposition ne sera cependant que la première étape d’un projet en deux temps, qui s’intitulera finalement CHIPBOARD {note}12 :
« Ma première idée a été de photographier toutes les chutes de planches de mon atelier, pour en faire une fausse image de bois ressemblant à l’OSB (Oriented Strand Board), bois aggloméré de copeaux. Le principe était de détourer les photographies et de les réassembler en une même planche, construite comme un collage. En hommage à Kurt Schwitters, mais sans volonté de composition. Un peu comme dans mes premières peintures, qui sont des entrelacs, des grilles molles peintes à partir de pots pris au hasard, en utilisant la largeur du pinceau. Il n’y avait pas de recherche d’harmonie, pas de quête de bon goût ; je voulais faire attention à ne pas trop codifier les choses, à prendre la couleur là où je la trouve. Dans le cas des planches d’Orléans, la composition est jetée, un peu brute. Les cimaises sont à l’échelle du format des planches industrielles, 122 x 250cm ; je voulais coller la planche sur la planche, le motif sur le support, à l’échelle 1. » {note}13
Cette couche superficielle collée sur les cimaises forme un placage artificiel, et une mise en abyme qui voit la matière de la cimaise, habituellement (re)niée, revêtue de ce qui en constitue son essence, ce bois aggloméré. La cimaise retrouve sa nudité originelle, dans l’artifice de son revêtement. La question de l’articulation de ces cimaises dans l’espace d’exposition est aussi cruciale : « Les cimaises ont le volume et la taille d’un meuble, c’était donc une sorte de travail de décomposition du meuble. Quand je fais de la peinture, je suis toujours entre le meuble et la peinture. La peinture est une housse enfilée sur un châssis. Et elle fait partie du décor, devient meuble. (…) Les cimaises sont appuyées sur le mur, pas posées dans l’espace, il y a donc une ambiguïté de ces objets qui sont entre le meuble et l’œuvre, et une impression de déséquilibre, une position plus architecturale. Elles sont aussi penchées, créant un rapport particulier au corps, une frontalité en équilibre. Elles sont face au paysage, et les vitres ne sont pas couvertes. Les cimaises sont comme des éléments dans la nature. »
La définition même de la peinture est donc en jeu dans une recherche qui bouleverse si fondamentalement ses constituants premiers. Jean-Marie Blanchet précise « Je suis très sensible aux matières et au matériau, héritage de Support Surface, de BMPT. Avec la différence, à ma génération, que faire de la peinture, c’est interroger ses constituants ; je suis moins dans la déconstruction que la reconstruction, avec grille, la couture, le simili cuir. » Il œuvre sur le fil de la peinture, ou, comme il le dit lui-même « dans les failles de la peinture ». C’est cette mise en déséquilibre qui nous touche, dans l’intelligence de son inscription dans l’histoire de la peinture et dans notre société contemporaine, et la radicale beauté de ses propositions.
1La calme ironie de cette œuvre n’est pas sans rappeler les grilles d’adhésif noir appliquées sur les sculptures classiques du Musée des beaux-arts de Nantes par François Morellet en 1973 ou son autoportrait Masque King Tape réalisé pour Polly Hope en 1985.
2Jean-Marie Blanchet, 27 septembre 2011.
3« Ma référence va vers les nuanciers industriels, plus que la gamme des beaux-arts. C’est évident pour beaucoup d’artistes aujourd’hui. Avant, on allait chercher du bleu outremer, du jaune de cadmium… maintenant on utilise du jaune coquille d’œuf, du bleu lagon, comme le rappelle Antoine Perrot. » (Jean-Marie Blanchet, 27 septembre 2011)
4"1° L’art est universel.
2° L’œuvre d’art doit être entièrement conçue et formée dans l’esprit avant son exécution. Elle ne doit rien recevoir des données formelles de la nature, ni de la sensualité, ni de la sentimentalité.
3° Le tableau doit être entièrement construit avec des éléments purement plastiques, c’est-à-dire plans et couleurs. Un élément pictural n’a pas d’autre signification que ‘lui-même’ en conséquence le tableau n’a pas d’autre signification que ‘lui-même’.
4° La construction du tableau, aussi bien que ses éléments, doit être simple et contrôlable visuellement.
5° La technique doit être mécanique c’est-à-dire exacte, anti-impressionniste.
6° Effort pour la clarté absolue.«
5Crush renvoie à la fois à la foule, à l’écrasement, au béguin amoureux ; et, peut-être, au film Crash de David Cronenberg (1996).
6Est-on si éloigné du Re-enactement de Francis Älys, réactivant un geste intériorisé (celui qu’il vient de faire, mais peut-être aussi celui, enfoui dans la mémoire, de l’enfant jouant avec une fausse arme à feu ?
7Jean-Marie Blanchet, 27 septembre 2011.
8L’artiste envisage même de les poncer pour obtenir un effet « caoutchouc ».
9Jean-Marie Blanchet, 12 avril 2011.
10Cinquante ans exactement après Le Vide d’Yves Klein à la galerie Iris Clert.
11La référence évidente au White Cube, espace d’exposition idéal dans sa neutralité affichée, n’est pas revendiquée par Jean-Marie Blanchet qui insiste surtout sur le fait de « préparer le support » - à l’échelle de l’espace d’exposition.
12« Le titre se voulait un jeu de mot entre ‘chip’
13Jean-Marie Blanchet, 12 avril 2011.