Entretien

Karen Tanguy, 2011

Karen Tanguy : Tu mentionnes que se définir en tant que peintre est une question d’intention. Tu es, en effet, le seul artiste dans l’exposition à se qualifier comme tel, même si tes peintures, par exemple les Simili, peuvent aussi être décrites comme des volumes accrochés au mur. Elles ne sont pas juste de simples surfaces mais possèdent une profondeur due à leur structure. Par leur épaisseur, elles s’affranchissent de la planéité que l’on pourrait attendre d’une peinture dite « traditionnelle » et vont au-devant de la paroi. Tu opères, en quelque sorte, une sortie du tableau et tu frôles la sphère de l’objet (entendu comme volume). Peux-tu me dire quelle fut la genèse de création de ces oeuvres ? Je crois que les premières étaient justement les Simili en 2009 ?

Jean-Marie Blanchet : Il n’y a pas de date précise, le travail se développe dans une continuité. Si l’on parle de l’épaisseur des tableaux, c’est une constante dans mon travail. Dès le début, j’ai fabriqué mes châssis et comme pour affirmer que celui-ci était déjà un élément constitutif de la peinture, j’ai volontairement exagéré son épaisseur.

Dès le début, faire de la peinture revenait à s’interroger sur ses constituants, sur sa matérialité, sa dimension tactile, son mode d’exposition, sa présence, ce qui relève également de questionnements fondamentaux tels que Comment la peinture se pose-t-elle ? Comment existe-t-elle tant qu’entité ? Comment peut-elle parler d’elle-même ? L’utilisation du simili cuir arrive avec cette prise de conscience des matériaux de la peinture, je cherchais un support plus souple que la toile pour réaliser des peintures sans châssis - ce qui donnera par la suite la série Air bag - après avoir utilisé la toile cirée et d’autres matériaux enduits, je suis tombé sur le simili cuir en achetant un fond de stock à une couturière. Celui- ci m’autorisait une série de manipulations intéressantes - tension plus grande, déformation due à la tension et en même temps une certaine molesse. Il véhicule également une connotation collective, car c’est le matériau utilisé pour réaliser des fauteuils, des canapés, des habitacles automobiles...

K.T. : Tu choisi tes couleurs selon une gamme industrielle. Staff avec ses plaques de plâtre moulées et peintes, disposées sur des cales à même le sol, me semble emblématique d’un aspect de ta démarche. Cette oeuvre évoque à la fois un nuancier autant que des peintures en attente d’accrochage. Comment procèdes-tu à ces choix colorés ?

J-M. B. : Lorsque j’ai commencé la peinture, j’ai souhaité évacuer toute subjectivité et psychologie dans la pratique, comme une façon d’évacuer le « je », de chercher une certaine neutralité de la peinture pour affirmer son autonomie, d’où une récurrence à utiliser la géométrie, la grille, le monochrome. Mais la couleur est un problème car poser une couleur c’est toujours faire un choix. La première solution était d’acheter dans des magasins de déstockage massif des pots au hasard, des restes de l’industrie, des couleurs des autres. La série Grille est réalisée avec cette méthode, la grille occupe toute la surface, les couleurs sont les couleurs des pots, la largeur des lignes est la largeur des pinceaux. Très vite, je me suis rendu compte que ces couleurs véhiculaient également une charge collective, elles ne m’appartenaient pas mais étaient les couleurs de tout le monde. Pour la série Staff, j’ai reproduit chaque couleur à partir de ces nuanciers sans aucune composition chromatique a priori, en essayant de conserver quelque chose de l’objet nuancier. Staff relève plus de l’échantillon, c’est au regardeur de choisir, comme on choisit une couleur pour repeindre un mur ou un meuble.

K. T. : Cette couleur, d’origine industrielle, est présente dans notre vie quotidienne et investit aussi dorénavant pleinement le champ de l’art. Ces couleurs sont « non naturelles » et bien loin des pigments du peintre d’autrefois. Les gammes proposées aujourd’hui sont très étendues et offrent a priori un choix très large. On pourrait y voir une réconciliation d l’art et de la vie mais sous une forme non marchande et non utopique. La couleur demeure un objet de désir et de séduction. Les noms attribués à ces couleurs (Tokyo, Saké, Vegas) sont vecteurs d’imaginaire et le produit se personnifie d’une certaine manière. Crois-tu que notre subjectivité est encore opérante dans un tel système ?

J-M. B. : C’est difficile de répondre à cela, il semble évident que les goûts et les couleurs, ça se discute. Les gammes chromatiques sont mises au point par des agences et elles changent tous les dix ans. Elles se déplacent dans la mode, le mobilier, l’architecture, etc. Chaque décennie possède en quelque sorte une gamme chromatique qui influence notre subjectivité et nos goûts.

Ce qui m’intéresse à travers la couleur c’est son pouvoir suggestif, qu’elle puisse véhiculer une image. Pour cela, je refuse toute composition ou accord chromatique. Dès que l’on ajoute une deuxième couleur on est à nouveau confronté à es questions de composition qui aurait pour objet de mettre à distance la couleur, de codifier la peinture. Cela introduirait une hiérarchie entre bonne et mauvaise couleur qui ne m’intéresse pas. Elle doit être perçue pour ce qu’elle est, comme une couleur, qui appartient à tous, qui existe déjà. D’ailleurs, je l’utilise souvent seule, ou avec du blanc ou du noir.

Lorsque je réalisais la série Crush, les vitres de l’atelier faisaient face à un parking, toutes les couleurs sont issues de carrosseries que j’avais devant moi. Après cela, je ne sais pas si c’est perceptible par le public, mais le fait que la couleur puisse induire une relation au réel fait sens pour moi. La couleur est à la fois un matériau et un objet, elle est un élément du quotidien.

K. T. : Ton travail se positionne souvent dans un entre-deux. Tu uses d’un matériau peu ordinaire, le simili cuir. Tu intitules une de tes séries par ce nom. On entre ainsi de plain-pied dans l’univers du domestique à la fois par l’usage de cette matière mais aussi grâce à la hauteur d’accrochage, assez basse, de ces oeuvres. Elles suggèrent alors un élément de mobilier comme un dossier de canapé. Le matériau fait office de signe. Gardes-tu toujours à l’esprit cette dichotomie entre le réel, signalé par le matériau, et l’abstraction, incarnée par le monochrome ?J-M. B. : Si le matériau et la peinture nous semblent familiers, c’est une façon d’introduire une ambiguïté quant au statut de ce que l’on regarde. Une peinture ou autre chose ? C’est une façon de ramener l’art à quelque chose identifiable, proche de nous. Par ailleurs, il s’agit seulement d’une ressemblance avec un élément de mobilier, puisque tout à fait fabriqué, ce n’est pas un objet trouvé, c’est donc plus une image qu’un objet réel, et la dichotomie se situe plus entre une image et une abstraction. D’ailleurs est-ce qu’un monochrome est abstrait ? Il n’y a pas plus concret qu’un monochrome.

L’abstraction devient un outil qui permet de travailler la question de l’objet, la production (et la reproduction), le manufacturé, le fait main, le factice, l’usage (la fonction), le décoratif, le fétiche, ... le réel.

Simili est une série qui évoque à la fois le matériau, le simili cuir, et une image, celle d’un élément de mobilier accroché au mur. Le titre joue de l’idée qu’une peinture est une image du réel, un simulacre.

K. T. : D’une certaine manière, tes oeuvres me font penser aux Furniture Sculptures de John Armleder. L’artiste explique que ses peintures finissent à côté d’un canapé ou au-dessus d’une cheminée chez le collectionneur. Il décide donc de lui fournir simultanément le tableau et le canapé. Armleder précise que l’oeuvre d’art a toujours été un objet domestique. La dimension décorative n’est jamais très loin dès qu’on évoque l’habitat. Intègres-tu cette notion dans tes travaux d’une manière ou d’une autre ?

J-M. B. : En utilisant la géométrie comme vocabulaire et le simili comme matière - pour les raisons que j’évoquais plus haut - des couleurs déjà faites, on tombe vite dans quelque chose de familier. Ce n’est pas tant la notion de décoratif qui m’intéresse que celle de la peinture et du tableau. Le tableau non comme un cadre qui délimite la représentation mais comme un objet mobile, un meuble qui a perdu son lien avec un espace. Les tableaux ne peuvent occuper un lieu qui leur est propre, définitif, ils sont dépendant de leur propriétaire ou du musée. On les déplace comme de simples meubles qu’ils sont. Ce qui me semble important c’est de faire de la peinture, et qu’elle fonctionne comme telle. Avant d’être un objet accroché au mur, elle est un assemblage de gestes, un support que l’on recouvre de couleur. Il me faut préciser ici que le simili cuir fait l’objet d’un long travail de recouvrement par la peinture et qu’il est brut sur les côtés. Il n’y a que pour la série Convertible que le simili cuir est à la fois brut et recouvert de peinture sur la surface.

C’est plutôt une tentative de fabriquer quelque chose à la fois de proche et de lointain, la ressemblance au mobilier installe une relation au corps qui m’intéresse, l’objet nous semble familier dans un jeu d’indistinction mais cela reste de la peinture avant tout. L’intérêt que je porte à la peinture en tant que pratique me semble plus important.

K. T. : Hal Foster, dans son ouvrage Design & Crime, constate une pénétration du design de plus en plus significative dans notre quotidien où l’on peut observer une fusion du marketing et de la culture. On assiste à « une vulgarisation de la culture savante et à une valorisation de la culture commerciale ». Le distinguo entre haute culture et culture populaire s’efface pour s’orienter davantage vers une confusion des disciplines. Cette indistinction existe dans ton travail par les matériaux que tu utilises mais aussi par ton analyse car tu dis ne pas faire de « la grande peinture ».

J-M. B. : Il y a une forme de récupération des inventions du modernisme par le mercantiliste et l’industrie culturelle - on trouve chez Ikéa des monochromes déjà peints - l’abstraction fait partie du décor et n’importe quelle peinture abstraite fait office de déjà-vu. Dans cette situation, il me semblait que partir du réel pouvait être une solution pour sortir du propos de l’invention formelle à laquelle se superpose une attention portée à la peinture et au geste entendu comme moyen. C’est une façon de rapprocher la peinture d’une certaine autonomie - regarder la peinture comme de la peinture - de faire une peinture qui se veut objective, tout en sachant que cela n’est pas possible.

L’ajout d’éléments issus de la sphère collective - matériaux, couleur - tient plus à une volonté de travailler avec des matériaux déjà là, c’est en quelque sorte une forme d’approbation. C’est envisager la peinture sous un angle non-autoritaire, sortir d’une position dominante héritée des grandes catégories du XXème siècle - sublime, transcendance ...

Entretien réalisé par Karen Tanguy, commissaire de l’exposition Expanding colors, La Tôlerie, Clermont-Ferrand

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