Cécile Olléac : Comment ce projet est-il né ?
Emmanuel Ballangé : Tout a commencé lorsque j’ai dit à Véronique que je ne comprenais pas son travail. On a alors pensé qu’il fallait que l’on crée un projet ensemble. D’entrée de jeu, il y avait cette volonté de se demander comment aller vers l’autre pour travailler ensemble sans forcément chercher le consensus.
Véronique Lamare : Nous avons voulu travailler la notion de rencontre, de collaboration, mais en veillant à ne pas fondre, à ne pas métisser ou encore diluer nos pratiques artistiques respectives.
EB : Comment faire du commun, pas forcément dans le consonant, mais également dans le dissonant. Nous n’avions pas forcément envie d’être poli ou gentil l’un envers l’autre. Ce qui nous intéressait, c’était de rester sur une exigence artistique. L’idée était donc de travailler ces histoires de rencontres, d’altérités, de tolérance mais seulement d’un point de vue artistique, et pas illustratif ni philosophique.
VL : Nos deux pratiques sont assez différentes : Emmanuel fait de la peinture et du dessin, et moi je développe plusieurs formes – mais pas la peinture. Nous voulions étudier comment ces deux pratiques peuvent se rencontrer. Au départ, on a beaucoup discuté, avant de se rendre compte qu’un projet pouvait naître et qu’il soulevait des questions intéressantes. On ne se connaissait pas très bien. La rencontre s’est donc déroulée sur le terrain du travail. Lors d’un temps de travail, on révèle autre chose de soi. Et c’est cet aspect qui me plaisait beaucoup dans notre rencontre.
EB : Généralement, à travers une histoire artistique, on cherche à se distinguer des autres. On parle de sa démarche, de son univers. Ce projet de collaboration nous permet de faire fi de ses lieux communs.
VL : Je trouve parfois les choses difficiles à exprimer avec des mots. Chacun interprète à sa façon, je me méfie donc du langage. Lorsqu’Emmanuel m’a dit qu’il ne comprenait pas mon travail, je n’envisageais pas tellement d’autre réponse que celle de travailler ensemble pour tenter de lui donner des explications sur ma démarche. Le langage ne me suffit pas, je trouve qu’en faisant les choses, on les comprend davantage et on peut s’en saisir.
EB : C’est peut-être quelque chose que nous avons en commun : nous ne sommes pas figuratifs. Au-delà de ne pas être figuratifs, peut-être luttons-nous contre les mots…
VL : Effectivement. Ma démarche se construit autour du questionnement de l’expérience « d’être un corps » : comment ce corps, en se déplaçant, en déployant certains gestes, résiste à ce qu’il y a autour ou au contraire s’en accommode. Par l’énergie déployée, on sent qu’il existe des résistances.
CO : Comment se traduit cette performance ?
VL : Dans la performance, on retrouve nos deux pratiques. Une confrontation qui nous amène l’un et l’autre à sortir de notre zone de confort, sans pour autant faire de concession avec la pratique de l’autre. Rester exigeant avec ce que l’on a à faire c’est aussi quelque chose que nous avons en commun avec Emmanuel. Nous nous sommes donné des contraintes, une règle du jeu à travers laquelle des éléments tiers interviennent. Nous sommes deux, et trois avec un élément support ou bien objet que l’on manipule et qui transforme la rencontre.
EB : On croise nos intentions artistiques. Concrètement, c’est une lutte, mais pas seulement. On empêche l’autre et on lutte avec l’autre. On dessine et on interroge le déplacement, le mouvement, pas toujours d’une façon bienveillante envers l’autre
VL : C’est vrai qu’il y a une tension, une intensité. Sans violence. La performance reste pour moi assez ludique, elle me fait penser à deux enfants jouant ensemble : si des tensions peuvent parfois se manifester entre eux, elles restent du domaine du jeu. Aucun de nous deux ne possède une technique du corps comme peut l’avoir un danseur ou une danseuse. Cela m’intéressait de pouvoir travailler avec quelqu’un qui n’a pas cette technique pour en faire ressortir ensemble quelque chose de plus personnel ou spontané.
EB : Il résulte de cette performance quelque chose de très chorégraphique, de très gestuel dont le rendu se révèle très différent en fonction des objets intégrés, de la cohérence du trait. Il est très important de réussir à faire des gestes qui ne soient pas gratuits. Chacun de nous deux ressent les moments où nous manquons de présence. Par rapport à notre première présentation l’année dernière, nous avons épuré la performance : nous faisons appel à moins d’objets, ces derniers sont moins variés, et nous faisons attention à évacuer les déplacements gratuits.
VL : L’évolution de cette performance constitue de véritables étapes de travail. La prochaine version mettra en lumière des objets et un lieu différents. Ce projet possède un côté expérimental, il n’est jamais complètement finalisé.
Entretien réalisé par Cécile Olléac dans le cadre de À la butée, une performance collaborative entre Véronique Lamare et Emmanuel Ballangé, à Continuum en 2019.
Entretien paru sur le site de Bordeaux art contemporain le 29 octobre 2019.