Emmanuel Ballangé

vu par

Claire Colin-Collin

Dans le plus simple appareil

Ce à quoi nous confrontent d’emblée les peintures récentes d’Emmanuel Ballangé est la surface elle-même, aride : c’est une réserve, une absence de fond. Cette absence est violente. La surface initiale est désespérément blanche, sans qualité. L’apprêt et la trame de la toile industrielle sont à nu : les œuvres apparaissent dans cette nudité vide, simplicité brutale. Le trait s’associe à la rature, dans une revendication du fragile, du peu. Ce choix rapproche l’artiste d’Alix Le Méléder, qui a tant oeuvré à tendre le vide de la toile.

Mais ses peintures cherchent leur structure. Les compositions colorées mettent en rapport des lignes et des zones sans qu’elles se touchent. Les éléments plastiques départissent l’espace, découpent le vide, qui a autant de présence qu’eux. Dans cette recherche du minimum des formes, dont la pauvreté révèle la puissance, on pense à l’œuvre de Marie-Claude Bugeaud ou de Blinky Palermo.

Ça se construit dans ce principe du 1 + 1 = 3, dont parlait Jean-Luc Godard : deux éléments qu’on associe en créent un troisième, constitué par ce qui se passe entre eux. Placés à une distance précise, ils se parlent mais on ne sait pas s’ils s’entendent. Ils se rapprochent mais ne se rencontrent pas parce qu’ils sont de différente nature. Le géométrique brise l’organique, et l’organique déjoue le géométrique. Dans les compositions duelles, aucun lien logique, ni physique, ne relie le haut et le bas : au contraire, c’est un dialogue de sourds, ou plutôt un dialogue de corps mutiques : une danse figée. Les motifs abstraits deviennent des corps esseulés.

Ces motifs sont souvent constitués de façons différentes de toucher la toile. Plus doucement avec la peinture fluide et plus fortement avec la peinture épaisse, quand la couleur se mélange à même la surface, en une touche appuyée, généreuse. Plantation de coups de pinceaux charnus comme les feuilles des plantes grasses. Je pense à l’audace baveuse de Mary Heilmann. Cette gourmandise cohabite avec les aplats pauvres et le vide est ainsi amplifié, appuyé par l’opacité de la peinture, qui fait poids.

Le trait est maladroit : Emmanuel Ballangé ne laisse pas échapper son geste, comme s’il en redoutait la grâce. Il préfère salir, empâter. Ne rien cacher de la fabrication. Le trait avance péniblement, enfonce la couleur dans le vide. La main tremble pour briser l’élégance. Cette sécheresse le rapproche de Didier Demozay ou Claude Tétot, dans une pauvreté revendiquée. Ainsi il ne cherche pas à séduire. Il ne cherche pas pour autant à déplaire. Il prend le risque de se perdre, de ne pas savoir. Le risque de sa faiblesse. C’est une errance qui insiste.

En s’éloignant de l’affinité de ses débuts avec Shirley Jaffe, il a choisi de s’extraire de la géométrie, de se désarmer. Il ne veut pas nous laisser croire à la profondeur. Il pose une construction fragile et intense sur un vide, le faisant résonner. S’agit-il de construire sans fond ? Repriser le vide ? Il n’y a aucune illusion, rien derrière. Il n’y a qu’un premier plan, immédiat, littéral, qui fait apparaître quelque chose du manque. Est-ce que cette peinture figure le manque ? Est-ce qu’elle se définit par ce qu’elle ne fait pas ? ce qu’elle se refuse à être ? Comme si, dans sa frontalité béante, elle mettait en place ce qui doit se passer en dehors d’elle.

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