Confession d’une Thériane*

Bruce Bégout, 2019

* Les thérians forment une communauté assez active sur la toile – et je suppose dans la vie réelle aussi – qui rassemble les gens qui pensent/croient/jugent/sentent que leur corps humain abrite une présence animale. Ils cherchent ainsi à définir précisément l’être sauvage qu’ils sont et ensuite à mieux comprendre leur comportement dans le monde humain en fonction de cette double nature qui se révèle à eux, soit de manière diffuse, soit dans des expériences soudaines de vision et de mutation qu’ils nomment shift. Je me suis inscrit pendant une année à différents forums thérians sous un pseudo et ai conversé des heures avec les membres de cette communauté. De ces longs échanges, est né ce portrait entièrement imaginaire.

   

IL EST VRAI QUE MON CORPS est humain, mais mes émotions ne le sont pas. Depuis que j’ai connu l’Eveil, j’ai pris conscience de ma vraie nature. Celle qui m’était cachée jusque-là et que je soupçonnais de temps en temps. Je n’ai jamais, de toute manière, appartenu à ce qui m’entoure. Fait corps avec le monde qu’on me donnait. Tout cela me semblait indifférent, sans connexion avec moi. J’ai toujours ressenti un sentiment d’étrangeté, l’impression de ne pas être à ma place. Mais j’avais aussi, par fulgurations, la préscience d’une autre nature qui sommeillait en moi. Cette différence m’était inconnue et pourtant sensible. Le matin, lorsque je me levais, je ne comprenais pas pourquoi je devais me laver et m’habiller, prendre mon petit déjeuner avec mes parents, fermer mon cartable et partir à l’école. Tout cela me paraissait irréel, un peu absurde. J’avais plutôt envie de m’ébrouer, de me frotter par terre, de mordiller des brindilles. J’entrevoyais, si confusément que ce fût, que respirait en moi une autre créature ; et que cette présence obscure imprimait dans ma chair le signe que je figurais à part des autres mortels. Je savais au fond de moi que je n’étais pas folle, mais je dissimulais ces états ambigus pour ne pas passer pour la timbrée de service. En groupe, je me tenais toujours sur la défensive, jouant avec le masque de la timidité maladive. Même lorsque je me sentais bien, par exemple lors d’une balade au parc ou en jouant avec des amis, je ne pouvais me permettre de couiner ou de grogner. Une forme de nostalgie m’enveloppait, le souvenir regrettable de tanières, de buissons chauds, de tourbes automnales. Je n’arrivais pas à nommer l’Ombre. Je savais que quelque chose d’étrange m’accompagnait partout, mais il m’était difficile de le définir avec des mots ordinaires. Tout ceci était trop confus.

A cette époque je ne connaissais pas encore les techniques de reconnaissance. Ainsi, me suis-je précipité bêtement sur le loup. Sans faire aucune véritable recherche. Sur le coup, je n’ai pas fait attention à tous ces petits détails que m’envoyait mon corps, tous ces détails qui prouvaient que mon identification était incomplète. Je me rappelle très bien une de ces premières méditations. C’était une méditation animale, qui devait m’aider à y voir clair sur mon thériantype. Lors de cet exercice, j’ai eu la nette impression de sentir des pattes à la place de mes mains. Pas des petites pattes, pas des pattes de loup, non, des pattes grosses et velues. Ça m’a étonné, amusé même, mais je n’y ai pas prêté sur le moment une grande attention. Au fil des semaines, mon identification se modifiait, s’effaçait, je ne me sentais plus si louve. Je me questionnais sans cesse et l’Ombre aussi changeait.

Les mois ont passé sans que j’ai vraiment eu le temps de réfléchir au sujet.
Le travail me servait de diversion, et je m’abrutissais dans la vie extérieure. Le fait est que je ne me sentais plus vraiment louve. Ça me faisait un peu mal comme la sensation d’être abandonnée dans un monde normal et indifférent. C’était au cours de l’été, l’époque où l’on mange souvent dehors parmi les odeurs de viande grillée et de pelouse tondue, où la lotion anti-moustique se mêle aux vêtements de manière désagréable. Il faisait très chaud, caniculaire même, et mes impressions internes devenaient confuses. Quelques temps après, n’y tenant plus, je décidai de débuter enfin de vraies recherches. Je ne pouvais pas rester dans cet état incertain. Je devais savoir si ma sensibilité dissimulait une appartenance cachée. Tout d’abord je commençai par décrire de manière précise mes propriétés intimes. En somme, ce qui est animal chez moi. Tous les jours, je ressentais une multitude de petits détails bizarres que je ne parvenais pas à saisir. Je décidai alors de les noter :

➞ Je GROGNE, quand je suis en colère, ou stressée. Ou alors, simplement lorsque je suis contrariée par quelque chose ou quelqu’un. Quand j’ai peur, il m’arrive aussi de grommeler, mais surtout de m’enfuir. Je ne défie jamais un danger. Dès qu’il se profile, je ressens l’envie impérative de me trouver un abri sûr et lointain. Chaque fois que je pénètre dans un endroit inconnu et que j’y trouve enveloppé par une atmosphère hostile, j’ai l’impression d’entrer dans un territoire ennemi. Un tel espace, me dis-je, doit abriter quelque menace dissimulée à mes yeux, des êtres agressifs et malfaisants qui aspirent à me nuire. Je me mets alors à grogner en signe de peur ou de défi.

➞ Je suis toujours SUR LE QUI-VIVE, sursautant au moindre bruit. Je dirais qu’une de mes caractéristiques principales est la timidité. Je suis presque farouche. Enfant, je me cachais dès qu’une voiture ou une personne entrait dans notre allée. Je ne le faisais pas pour m’amuser, mais par réflexe. C’était surtout le bruit de moteur qui me plongeait dans la terreur. Même encore maintenant, il m’arrive d’être assaillie par cette peur panique du soudain. Je suis si rompue à l’alerte que je peux pressentir et anticiper les choses sans qu’un froncement de sourcils vienne me trahir.

➞ Je COUINE quand je me sens à l’aise et détendue. Généralement, lorsque cela se produit, j’ai une envie folle et irrépressible de lécher mes mains sur toute leur longueur, mains que j’imagine pareilles à de grosses pattes. Mais je peux aussi couiner par simple curiosité. Quand je découvre par exemple un nouvel endroit ou un nouvel objet, quelque chose d’inédit et d’intrigant.

➞ Je MONTRE LES DENTS. Ça m’arrive habituellement quand je suis agacée ou que je veux intimider et me faire respecter. Cette mimique est toujours accompagnée chez moi d’un grondement plus ou moins fort qui importune.

➞ Je MORDS. Je dirais plutôt que je mordille et que je mâchouille. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours ressenti le besoin de mordiller les objets qui m’entouraient jusqu’à les rendre inaptes à leur fonction. C’est comme si mordre me permettait d’analyser les choses (c’est une image). J’en tire des informations vitales. Mes quenottes me servent d’inspecteurs. Mais mordiller m’apaise aussi. Parfois j’ai envie de mâchonner les gens que j’apprécie (surtout leurs oreilles). Pour moi c’est une preuve d’amitié et ça me paraît bien plus explicite que des mots. Je me souviens qu’à huit ans, j’avais complètement ruiné ma couette. Je la mordillais nuit et jour pour m’amuser, me défouler, ça me paraissait normal, naturel, mais ce n’était pas du goût de mon père. Il y a aussi des aliments spéciaux que je mordille avant de les mâcher, la tête légèrement penchée sur le côté, comme pour faciliter la tâche à mes « crocs » fantômes. Par exemple les pommes, les poireaux, et parfois la viande. En général, je grogne dès que je mords un aliment un peu dur et difficile à déchiqueter. Je faisais ça déjà enfant, mais avec les sardines ; j’appréciais le fait de croquer à pleines dents dans les arrêtes craquantes et de sentir l’huile dégouliner sur mon menton. J’imaginais que j’étais un animal sauvage revenu de la chasse qui se régalait de son butin. A chaque fois que je faisais cela, je me faisais gronder.

➞ Je RENIFLE. Pour moi, renifler c’est comme mordiller, je le fais tout le temps sans m’en rendre compte. C’est une seconde nature. Je sens mes vêtements, mon lit ou les objets familiers qui m’appartiennent. Mais aussi ceux des autres. Cela m’apporte plusieurs informations capitales qui m’aident à me faire un jugement de la situation. Je flaire également l’odeur des autres personnes (odeurs corporelles, mais aussi les miennes). J’ai tendance à vouloir le faire souvent, mais ce n’est pas très bien perçu. Sinon, je suis très sensible aux odeurs en général. Certaines me dégoûtent au point de me donner envie de vomir. Je pense notamment aux odeurs de voiture ou de moteur qui me répugnent. Par contre, les odeurs de colle, d’essence et de feutre me rendent folle d’excitation. J’apprécie de tout sentir, cela me rassure. Les odeurs cartographient mon territoire, je m’en sers comme repères et guides. Dans ces moments-là, je me dis que tout est bien à sa place puisque tout possède une odeur bien à soi. C’est pourquoi avoir un rhume me perturbe beaucoup, j’ai l’impression d’être vulnérable.

➞ J’ÉCOUTE. Pour ma part, bien souvent, je me repère en flairant, mais aussi en tendant l’oreille. Je suis toujours extrêmement attentive aux bruits, même les plus infimes et discrets. Ce qui me vaut de souvent sursauter. Car je suis toujours aux aguets. La plupart du temps j’entends des bruits que les autres n’ont pas l’air d’avoir remarqués. Je suis la seule à tourner brusquement la tête, à cesser de discuter ou de marcher. Pour simplifier, je dirais que sentir et écouter sont les deux sens qui me paraissent les plus importants.

➞ Je suis SOLITAIRE. J’aime être seule, et j’ai remarqué que, par exemple, quand je passe plusieurs semaines avec des amis, je cherche par tous les moyens à me retrouver seule au moins une ou deux fois par jour. Je ne suis pas asociale. C’est juste que j’ai comme un quota personnel de solitude.

➞ Je suis TERRITORIALE. Je n’aime pas que des inconnus viennent chez moi et regardent ou touchent mes affaires. Même leur simple passage furtif dans mon allée me dérange. Si un inconnu vient chez moi, je vais avoir tendance à me réfugier dans mon lit. En fait, ma maison est, pour moi, fractionnée en plusieurs parties, comme le territoire d’un animal. La chambre fait fonction de terrier. La cuisine constitue le terrain de chasse et le reste s’étend autour comme une forêt. Chaque partie du territoire a plus ou moins d’importance en fonction de son emplacement plus ou moins lointain. La chambre représente l’espace central, sacré et inviolable. Ensuite l’importance décroît avec la distance. Je sais que cela doit paraître bizarre, mais c’est ainsi que je vois les choses. Chaque partie compte aussi, mais je ne tolérerais jamais la présence d’un inconnu dans ma chambre.

Une fois toutes mes caractéristiques mises à plat, j’ai pu passer à la recherche de « l’état brut ». J’ai listé plusieurs animaux susceptibles de me convenir. J’ai commencé par des canidés, puis, j’ai élargi ma quête identificatoire. Le dhôle, le dingo, le renard des arbres, la hyène, le carcajou, le bassaris. Tous ces animaux sont des canidés ou leur ressemblent fortement. Du reste, ils sont d’allure trapue. Je ne me sentais pas à l’aise en visualisant le loup. Je trouvais ses pattes trop fines et trop longues. Il me paraissait trop élancé. Je m’étais rendu compte que l’Ombre telle que je la percevais était plutôt courte sur pattes et de taille moyenne. Elle devait pouvoir se mouvoir comme un grand canin (courir, sauter, nager, grimper…etc.) sans être elle-même très grande. De plus, ses pattes devaient être grosses et capables de creuser et grimper. L’animal devait aussi être digitigrade ou semi-plantigrade. Un autre détail qui a aussi énormément conditionné mes recherches était le fait que l’Ombre devait savoir parfaitement nager. Depuis l’enfance, j’ai un rapport tout particulier avec l’eau, je ne saurais l’expliquer, mais, il m’est paru normal et logique que l’animal qui me correspondrait soit capable de nager et d’apprécier cet élément.

J’ai commencé par la hyène. Mais à la seconde vidéo, je me suis rendu compte qu’elle ne me conviendrait jamais. Sa façon de se déplacer (marcher et courir) me mettait vraiment mal à l’aise. C’était trop saccadé. Et puis, son environnement ne me plaisait pas du tout. Trop chaud et aride, sans possibilité de se cacher. Je ne m’y sentais vraiment pas bien. Pour moi, le lieu de vie idéal de l’Ombre devait se situer dans une forêt de conifères ou de feuillus, où la neige pouvait s’y trouver en abondance. J’ai donc poursuivi avec le renard des arbres. J’ai observé sa façon de se déplacer, de tourner la tête, de gratter le sol, mais les vidéos étaient de mauvaise qualité. J’ai alors regardé des photos. « Trop petit et fragile ». Ce sont les mots qui me sont venus à l’esprit quand j’ai lu sa description et que j’ai détaillé des images. Ce n’était pas l’Ombre, mon Ombre. Ses pattes étaient encore trop fines. Vous devez vous dire que je fais une fixation sur les pattes. Mais c’est vraiment quelque chose qui compte pour moi lorsque je visualise tel ou tel animal. J’ai continué avec le dhole. Mais je me suis rendu compte assez vite que ce n’était pas possible : c’est un animal qui vit parfois en groupe de 40 individus et plus. Puisque je suis d’un naturel assez solitaire, ce canin ne pouvait me convenir. Et puis, là encore, son lieu de vie était trop chaud et humide pour que je m’y sente bien.

Je ne me suis pas laissé abattre, je savais que je devais continuer et que je trouverai bientôt mon thériantype. J’ai donc entrepris des recherches sur le carcajou. J’ai passé au peigne fin plusieurs sites et pages web. Je ne savais rien de précis sur cet animal, je le connaissais seulement de nom et d’apparence. Le carcajou, un grand solitaire qui ne tolère sur son territoire que la présence de membres de sa famille. Un animal actif de jour comme de nuit. Qui se nourrit de viande mais aussi de fruits et d’œufs. Un animal très curieux et aussi très joueur. Et, qui apprécie de pouvoir grimper, sauter, creuser, mordiller et nager. Oui, le carcajou aime l’eau, il nage très bien et il lui arrive parfois même de pêcher. C’est un animal dont la vue n’est pas très bonne, de sorte qu’il se repère essentiellement grâce à son ouïe et à son odorat très développés. C’est un animal assez bavard et fantasque. Il vit dans une grotte ou un terrier parfois enfouie sous la neige. Il peut parcourir des kilomètres sans se fatiguer, il se déplace en semi-plantigrade. Et c’est là que je me suis dit : ma fille le carcajou mérite que tu lui portes une plus grande attention. Beaucoup de choses qui le caractérisaient me convenaient et, en soi, l’Ombre était partiellement découverte. Je devais, à présent, en apprendre plus sur le carcajou luimême. Pour ça, j’ai observé plusieurs vidéos et reportages. J’aimais la manière dont il se déplace. Il n’est pas très grand, mais tous ses mouvements sont fluides et élégants. J’appréciais aussi la manière dont il relève la tête museau au vent. La manière qu’il a de nager, on dirait une loutre géante. Et puis, ses pattes, ses grosses pattes douces et laineuses. Son corps trapu, mais dont chaque mouvement se révèle souple et léger. Sa fourrure si fournie qu’elle ne retient pas l’eau. Ses petites oreilles arrondies et son museau canin. La manière dont il court et s’arrête, brusquement, aux aguets. La manière dont il pose ses petites pattes sur un bout de bois et penche la tête sur le côté pour le mordiller. La manière qu’il a de sauter, de grogner ou de couiner. Ce que je fais parfois, il le fait sans cesse. En fait, l’animalité, c’est un peu comme un miroir. Une expression extériorisée de soi. Et je pense avoir enfin trouvé le bon reflet qui me correspond. L’Ombre s’est éclaircie. Les actes qui me paraissaient naturels depuis l’enfance, je les retrouvais dans le carcajou d’Europe (Gulo gulo gulo).

 

Texte narratif accompagnant le projet et l’exposition La Loge I, Silicone, Bordeaux, 2019.

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