C’est leur composition simple – une figure pleine ou ses contours qui, en couleur, se détachent sur un fond gris ou bleu – qui leur a valu leur qualification de « binaire ».
L’équation est en effet élémentaire en apparence. Sur une toile de format unique (162 x 130 cm), se succèdent neuf formes géométriques (plusieurs cercles et disques, un triangle, un losange, un dodécaèdre) placées au centre. Passées et repassées à la peinture émail industrielle, la plupart semblent avoir été incrustées à même la toile ou en irradier. Voilà ce que sont ces peintures binaires jusqu’à ce que vous les preniez éventuellement en photo avec votre téléphone et que vous en diminuiez les contrastes. Chez certaines, étonnamment, les couleurs, l’interaction lumineuse qui les articulait, s’annulent et sur votre écran, ne subsiste qu’une surface grise uniforme.
La dualité de ces images n’a existé que l’espace d’un instant sur votre rétine.
Au sein de la série pourtant, tout est histoire de persistance, de persistance rétinienne. De la manière dont ces formes impriment la membrane de notre œil après avoir traversé plusieurs régimes de diffusion qui contribuent à en abstraire toujours plus les contours. Avant d’imprégner la surface de la toile, ce cercle bleu lumineux est une photographie de Pluton prise par une sonde, image que David Malek a vu dans un documentaire diffusé sur Arte.tv. Ce disque rose fluo est un lever de soleil aperçu à travers les hublots d’un vol transatlantique dotés de cristaux liquides bleus qui modifient notre perception de l’atmosphère. Ces formes abstraites sont prélevées dans l’intimité de nos écrans qui relaient les halos les plus lointains, dans la proximité des architectures séculaires qui continuent d’exhiber le répertoire formel d’un autre millénaire.
Ces toiles infirment l’idée selon laquelle la rétine aurait une mémoire d’un dixième de seconde. Elles suggèrent plutôt que la persistance de l’abstraction picturale dans le temps est alimentée par le voyage et le recyclage de motifs – de l’iconographie païenne des dieux égyptiens à l’imaginaire futuriste de la science-fiction (le disque solaire ou la pyramide posée sur l’horizon), des motifs architecturaux médiévaux repris dans l’esthétique de la musique électronique. Ce phénomène de réapparition cyclique des motifs s’applique à la pratique même de David Malek au sein de laquelle les motifs reviennent comme autant de résurgences, de clignotements dans le déploiement continu d’une recherche sur l’abstraction.
Si les grands formats intiment de vous tenir à distance pour mieux les appréhender, je vous conseille, moi, de vous en approcher pour que votre rétine puisse caresser le velouté de leurs surfaces, le détail des scories de couleur qui subsistent autour des figures. David Malek parachève ses toiles dans une recherche de perfection et de tension nécessaires à la dialectique du fond et du motif. Interdépendants et contradictoires, ils doivent se synthétiser dans l’œil et l’esprit sous la forme d’un troisième élément, une couleur ou une image qui n’appartiennent ni à l’un ni à l’autre.
Et, tandis que ces figures géométriques se relient à un répertoire ésotérique, la quête de perfection prend un tour spirituel. L’effort continu dans la fabrication des toiles s’apparente alors à une ascèse. L’artiste peint ces figures comme on exécute quotidiennement des postures de yoga, refaisant inlassablement les mêmes gestes dans le but d’approcher un équilibre idéal. Ces neuf toiles alignées irradient de la couleur et de l’énergie de leur élaboration, elles ont fixé l’image d’un geste répété, une rétine toujours impressionnée.
Communiqué sur l’exposition Binaries, Ribordy Thetaz, Genève (CH), 2020.