Une histoire des alliances avec le peuple castor

Baptiste Morizot, 2024

Une histoire des alliances avec le peuple castor

1.
L’histoire, la grande Histoire, dans notre tradition est une affaire d’humains, exclusivement d’humains : les chevaux sont les montures des conquérants dans la broderie de Bayeux, les paysages des peintures sont le décor des tribulations des Princes. Et si nous étions biaisées sur ce que signifie raconter pleinement notre histoire ? Et si la vie non humaine, les dix millions d’espèces et les milieux qui peuplent avec nous la planète Terre étaient autre chose que des éléments du décor, mais des acteurs majeurs de notre histoire ? En enquêtant sur l’histoire de nos relations avec le castor, il apparait que le rôle qu’il a joué dans l’histoire humaine est celui d’un personnage de premier plan. A quoi ressemblerait une œuvre picturale qui tenterait de faire justice à cette histoire multispécifique ?

2.
C’est ce que nous avons imaginé ensemble avec Suzanne Husky, dans une œuvre hybride, inspirée de Bayeux, des rouleaux de paysage de la peinture japonaise, et des frises historiques : une « histoire des alliances avec le peuple castor ». Nous avons eu des relations géopolitiques avec cette espèce, dans des lieux et des temps où il fallait s’allier pour survivre à des climats difficiles. Et puis nous avons rompu ces alliances pour lancer des guerres d’extermination. Pour essayer de rendre justice à cette cohabitation mouvementée, Suzanne Husky a réalisé cette broderie qui entend raconter la grande histoire. En incluant avec nous au centre de notre monde d’autres animaux que nous. Des formes de vie avec qui ont été constitutives de qui nous sommes devenues, et qui pourraient le redevenir, pour faire face aux périls les plus actuels du changement climatique. Car le temps des alliances passées est peut-être revenu. Mais cette histoire est enfouie, et il faut ici l’exhumer pour envisager autrement nos avenirs possibles. Et recommencer à imaginer la grande histoire des fresques historiques comme des alliances interespèces.

3.
Le cœur de l’affaire commence ici : notre monde est asséché. Le territoire moderne, drainé de manière systématique tout au long du XXe siècle par l’action humaine, est en fait structurellement déshydraté et assoiffé. Avec le changement climatique, ces sécheresses vont s’accentuer au point de fragiliser les sociétés humaines. C’est pourquoi on peut entendre aujourd’hui la nécessité de donner de l’espace à l’eau vive pour qu’elle puisse réhydrater la terre.

4.
L’enjeu actuel, suivant les penseurses les plus avant-gardistes de l’hydrologie, est de passer d’un « âge du drainage à un âge de la retenue »  {note}1 : d’un monde structurellement déshydraté par nos usages à un modèle de réhydratation des milieux continentaux.

5.
Pour cela, le mantra proposé par la nouvelle pensée hydrologique est : ralentissez l’eau, diffusez l’eau, infiltrez l’eau dans les terres, conservez l’eau et partagez l’eau avec toute les formes de vie  {note}2. Or ce modèle d’hydrologie pensé comme programme d’action pour les humains, pour une société enfin mature dans ses rapports à l’eau douce, découvert tardivement par les hydrologues, est ni plus ni moins que l’effet spontané et continental généré par les castors sur les fonds de vallée depuis des millions d’années. Et nous les avons quasiment éradiqués, pour transformer leurs fourrures en chapeau.

6.
Ce qu’il faut apprendre à faire pour activer enfin une sagesse guérisseuse envers nos bassins de vie, c’est ce qu’ils ont toujours fait. Peut-on s’allier avec le peuple castor pour « amplifier la vie » ?

 

Réinventer des alliances anciennes

7.
Face au changement climatique, nous serions peut-être sages de passer une alliance avec le peuple castor - comme l’ont fait par le passé des peuples qui ont été confrontés à l’inhospitalité du milieu. C’est le cas par exemple des Amérindiens Blackfeet des plaines, des Anciens Perses, et des peuples mésolithiques de la grande forêt européenne, il y a plus de dix mille ans.

8.
Il s’agit là d’une sagesse immémoriale et pour l’avenir, qui peut se réactiver quand des collectifs d’humains et de non humains se retrouvent, à un autre moment de la grande histoire, face à un péril commun, dans une précarité partagée.

9.
Si l’on remonte la rivière du temps, on peut en effet relire certains des mythes et des pratiques de ces trois sociétés comme des indices de relations d’alliance et de mésalliance historiques entre humains et peuple castor.

10.
On trouve un premier cas fascinant d’alliance avec le peuple castor dans l’analyse que l’anthropologue autochtone Rosalynd Grâce Morgan fait des relations entre castors et amérindiens bouleversées par la colonisation et sa tête de pont économique : la traite des fourrures. Elle montre que les Blackfeet vivant dans des environnements secs ont généralisé dans leurs cultures un tabou contre la mise à mort des castors, alors que les autochtones des forêts humides les chassaient plus volontiers pour le compte des colons.

11.
Elle soutient que ce tabou, et les mythes Blackfeet qui confèrent au castor une importance et un rôle de protecteur des humains, sont en fait l’expression symbolique d’une relation d’alliance écologique réelle et pratique entre ces peuples autochtones vivant dans les milieux arides et les castors, car ils étaient conscients de l’importance hydrologique des rongeurs pour façonner des milieux humides, dont ils étaient bénéficiaires pour accéder à l’eau dans leurs besoins quotidiens. Elle soutient que la colonisation, avec l’arrivée du cheval et de la traite des fourrures, a fragilisé et fait disparaître cette « alliance naturelle » {note}3.

12.
Sur un autre continent, si l’on remonte encore dans le passé, à des millénaires de ce contexte, on trouve de fascinants indices qu’une autre culture a inventé des rites et des normes pour défendre la prospérité des populations de castor sur son territoire partagé. Selon l’Avesta, l’ensemble des textes saints de la religion mazdéenne qui forment le livre saint et le code sacerdotal des zoroastriens, rédigé entre 1000 et 500 avant JC, il est dit qu’en Perse, les castors étaient des créatures sacrées. Celui qui tuait un castor était le responsable de sécheresses, et les récoltes ne pourraient plus pousser tant qu’il n’aurait pas été puni de 11 000 coups de bâtons : hyperbole de la peine, signe d’importance. Il est dit dans l’Avesta : « Celui qui tue un chien d’eau produit une sécheresse qui détruit les pâturages. Quand reviendront en ce lieu et ce pays le miel et la graisse ; la santé et la guérison ; la prospérité, l’agrandissement et la croissance ; et la poussée des grains et des herbes ? » {note}4.

13.
On peut lire ce texte de l’Avesta comme une croyance religieuse symbolique, métaphorique, ou gratuite – on aussi peut le lire comme la transcription normative, active, politique, de la conscience écologique d’un peuple concernant le rôle du castor dans sa puissance d’hydrater à grande échelle le milieu de vie partagé avec lui  {note}5.

14.
Si l’on remonte encore plus loin en amont dans le flux du passé, il existe des signes d’une alliance encore plus fondatrice entre le peuple castor et les humains. Ils ont été exhumés dans un article d’archéologie révolutionnaire de Hussain et Brusgard, publié en 2024, et qui transforme notre conception de l’installation des humains au Nord de l’Europe après la fonte des glaces. Voici l’histoire fascinante qu’ils racontent : à la fin de la glaciation de Würm, il y a entre vingt mille ans et dix mille ans, durant la transition entre paléolithique et mésolithique, les glaciers se sont progressivement retirés de l’Europe du Nord, laissant la place à des steppes puis à des forêts. « Les castors faisaient partie des espèces pionnières qui se sont déplacées vers les environnements nouvellement disponibles des hautes latitudes, libérés par le retrait des glaciers à la fin du Pléistocène. Ces nouveaux environnements avec leurs hydrologies riches et dynamiques étaient non seulement propices aux castors pour s’établir comme des agents de premier plan dans le Nord, mais ils ont également été rapidement transformés par l’activité des castors. […] Au début de l’Holocène en Europe du Nord, les castors étaient probablement co-responsables de l’apparition des environnements typiques de l’Holocène antérieur » {note}6.

15.
Or, et c’est là que tout se joue, ces milieux castors n’étaient pas des habitats indifférents pour les humains. D’abord, ils étaient omniprésents : souvenons-nous que les castors étaient, suivant une estimation de A. Liarsou, jusqu’à cinquante fois plus nombreux que les humains en Europe au Mésolithique : leur action transformatrice dépassait de beaucoup en extension et en importance les aménagements humains du territoire. Les humains venus du Sud se sont déployés et ont explorés des milieux massivement terraformés par les castors, comme s’ils arrivaient dans un paysage façonné par une civilisation complexe, avec ses systèmes d’irrigation, ses ouvrages monumentaux, et ses architectes actifs.

16.
Ce contexte historique original, à savoir des humains minoritaires migrant dans un monde façonné sous leurs yeux par des animaux non humains, permet un changement de focale majeur : il « nécessite de se demander ce que les castors ont pu faire pour les sociétés humaines, et comment les animaux ont structuré les affaires humaines, explorant ainsi la vie possible et les services rendus aux sociétés humaines par les castors. »

17.
L’activité des castors favorise en effet une flore et une faune abondante, riche, et facile à prélever pour les collecteurses et chasseurses du mésolithique. Nénuphars et châtaignes d’eau, entretenus par l’action du castor et consommés par lui, sont retrouvés en abondance dans des coprolithes humains. De même pour le brochet, chassé à l’arc dans les étangs de castors, dépendant d’eux pour son habitat. Le sanglier, attiré lui aussi par les milieux castors, aurait trouvé les prémisses de sa domestication dans ce contexte. « Dans cette optique, le castor acquiert en outre le statut de collaborateur – de partenaire sauvage – dans la quête de la subsistance humaine. »

18.
Il y a bien eu des alliances historiques concrètes et vitales entre le peuple castor et les humains. Ce sont des alliances objectives, de fait, sans parole et sans pacte. Peu importe qu’elles soient partagées consciemment et volontairement par les deux peuples en présence, puisqu’elles ont une réalité supérieure : elles rendent la vie possible dans l’écologie réelle des peuples qui l’activent. Elles ont eu lieu dans des contextes où les castors, par leur capacité terraformatrice, rendaient des milieux inhospitaliers plus habitables pour la vie humaine et non humaine.

19.
Au début de l’Holocène, lors du dernier changement climatique majeur, les peuples mésolithiques ont migré vers l’Europe du Nord pour y vivre. Dans ce bouleversement de leur mode de vie, ils ont vraisemblablement passé une alliance fondatrice avec le peuple castor, qui leur a permis de prospérer dans ce milieu nouveau.

20.
Dix mille ans après, nous faisons face à nouveau à un changement climatique d’ampleur, notre grande épreuve. Il fragilise les conditions d’habitabilité de la terre.

21.
Nous, modernes, occidentauxles, sommes un peuple de science et de technique, un peuple dualiste de l’exceptionnalisme humain face à une nature muette, passive. Un peuple qui considère l’idée d’alliances avec des animaux non-humains comme une superstition ou une fable.

22.
Et pourtant, face aux sécheresses qui arrivent, face aux turbulences du nouveau changement climatique, devant notre impuissance à faire face seuls aux bouleversements du monde - serons- nous capables de réactiver cette sagesse vitale immémoriale, pour, comme il y a dix mille ans, passer une alliance analogue ?

1La formule est de Brock Dollman. Voir le travail du Water Institute et la Conservation Hydrology : https://thewaterinstitute.org

2Idem.

3La formule est de l’anthropologue Blackfoot Betty Bastien, pour nommer les alliances entre humains et non humains courantes dans la cosmologie des Siiksitappi : Betty Bastien, Blackfoot Ways of Knowing, Alberta, University of Calgary Press, 2004.

4Le Zend-Avesta (Vendidad : Fargard 13), traduction de James Darmesteter, 54 (112).

5Un autre indice de cette alliance est que Anahita, la déesse perse des eaux, est la déesse de la fertilité des récoltes et de l’élevage, et elle est associée aux castors.

6Hussain, S. T., Brusgaard, N. Ø. (2024). «  Human-beaver cohabitation in the Early and Mid-Holocene of Northern Europe : Re-visiting Mesolithic material culture and ecology through a multispecies lens  ». The Holocene, 34(1), 25-55. https://doi.org/10.1177/09596836231200444. Toutes les citations suivantes sont issues de cet article.

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