En 1967, trois ans avant la naissance de Vincent Paronnaud, Louis Armstrong chante What a Wonderful World de Bob Thiele et George David Weiss {note}1. Célébrant un monde merveilleux aux couleurs de l’arc-en-ciel, le musicien convie ses auditeurs à la contemplation béate d’un univers pourtant traversé de failles grandissantes. Depuis deux ans, l’Amérique est en effet secouée par des mouvements étudiants, portés notamment par les salves de Jerry Rubin sur le campus de Berkeley. C’est d’ailleurs sur ce même campus qu’a éclos, six ans plus tôt, une nouvelle bande dessinée créée pour les adultes, et que l’on dira underground – souterraine, à l’opposé du ciel, et de la vision moralisante et lissée des Mickey et Batman. Habités par une introspection lucide et acide, nourris de sexe et de drogue, les comics de Robert Crumb et de Gilbert Shelton revisitent les figures de héros à l’aune d’une humanité quotidienne et terrienne.
2013. Alors que Nick Cave nous exhorte avec son dernier album à repousser le ciel, grisé par des années de faux espoirs, noirci par une humanité qui s’englue, Vincent Paronnaud alias Winshluss pose Un Monde Merveilleux au musée des Arts Décoratifs de Paris. Invité par la conservatrice de la section des Jouets Dorothée Charles, il infiltre une sélection de pièces du musée de ses œuvres, certaines ayant été conçues et fabriquées ad hoc. En apparence naïfs, séduisants, enfantins, ses planches, films, jouets, sculptures, théâtres de papier, etc. sont en fait contaminés par la mort, la violence, le sexe, le sale, brutalisant tous les référents de l’enfance avec un humour macabre et grinçant. Faussement merveilleux, le monde de l’enfance de Winshluss se craquelle pour laisser place à un univers trash, qui fait rire jaune, et noir. Ce néo « no future », qui bouleverse toutes les lois des genres artistiques, se pare des couleurs de l’arc-en-ciel {note}2 et des héros de notre jeunesse pour mieux nous leurrer, et poser, avec force, une autre vision du monde.
L’exposition s’ouvre sur une très belle série de masques, datés principalement des années 1940 et de 1982. Au centre de quatorze masques d’animaux, entre deux clowns tristes, figure le masque de Winshluss, réalisé en 2013 en résine polyuréthane. La ressemblance est parfaite ; son fabricant, Harold Levy, est un spécialiste des effets spéciaux hyperréalistes pour le cinéma, à tendance plutôt gore. Une vraie paire de lunettes à monture en plastique a même été rajoutée. Avec ce double de lui-même, Winshluss s’inscrit dans une histoire contemporaine de l’autoportrait, celle des clowns de Cindy Sherman et des clones de Maurizio Cattelan. En usant du masque, duplication parfaite de façade, Winshluss décale aussi la réalité. On l’imagine, éternel pince-sans-rire, enfiler son propre masque pour y grimacer librement. Placé ainsi à l’entrée de l’exposition, caché au milieu d’autres masques, ce double de Winshluss pourrait tout autant observer l’univers qu’il a créé, tel un dieu invisible, qu’interroger le statut de l’artiste comme amuseur public tirant les ficelles de l’âme des visiteurs. Rien ne nous sera épargné, d’ailleurs ; nous serons les marionnettes de ses théâtres de papier, les voyeurs de ses films d’animation, les consommateurs avides de son supermarché, les spectateurs impuissants de ses maquettes apocalyptiques, les collectionneurs fantasmés de ses planches et objets dérivés.
A mi-exposition, un deuxième autoportrait de l’artiste, de plein pied et à échelle 1/2, tout en résine, est enfermé dans une grande boîte en carton et film transparent. Autoproclamé « Poupée Winshluss dans sa boîte », il offre virtuellement à la vente un double de l’artiste. Avec cette poupée clonée, Winshluss intègre ce merchandising vampire qui se nourrit d’un de nos plus grands travers contemporains : une collectionnite aiguë et éphémère qui nous fait acheter, sans cesse, les objets et vêtements dérivés des derniers héros du moment. Diamétralement opposée à la dérive situationniste, invitant et incitant à une pratique anticonsumériste de la ville dans les années 1950 et 1960, celle des « produits dérivés » {note}3 vient au contraire, à grand renfort de publicité, nous encourager dans une frénésie d’achat aveugle et vaine. Dans l’exposition figure d’ailleurs aussi un petit « Monsieur Ferraille » tiré du héros dessiné par Winshluss et Cizo, déchu, allongé dans sa vitrine aux côtés d’autres objets, symbole de cette vie arrêtée tôt par la grande valse des achats.
La Poupée Winshluss déjoue aussi les standards de l’utile et des projections imaginaires de la poupée ou du clone de science fiction. Alors que les Hubots de l’actuelle série télévisée conçue par Lars Lundström, eux aussi délicatement empaquetés, sont les esclaves « parfaits », efficaces, lisses et propres, d’une humanité en quête de redéfinition (ils ne mangent ni ne dorment et sont 100% fonctionnels) {note}4, la Poupée Winshluss débloque dès l’achat. Elle ne remplit aucune des fonctions attendues ; pire, non satisfaite d’être inutile, elle émet ces substances qui sont chez les humains censurées et bannies à grand coup de déodorant et désodorisant : la sueur et la fumée {note}5. Comment ne pas y voir la version cocasse et grandie de la poupée qui fait pipi ? Et ne pas penser à la Cloaca de Wim Delvoye, machine à fabriquer du caca {note}6 ?
Cependant, si en Duchampien ramené brutalement à l’insipide réel, Delvoye s’amusait à faire une machine qui réalise véritablement des excréments, Winshluss joue surtout l’exacerbation de l’inutilité factice. Sa poupée est sale, et dangereuse (elle tue) – mais pour de faux, comme dans les histoires que se racontent les enfants pour se faire peur ou se rêver adultes.
De plus, alors que Barbie ou Ken incarnaient The New American Way of Life, une vie faite de réussite sociale et de standing affiché, la Poupée Winshluss déclare : « Oh ! Non, je crois que j’ai raté ma vie ! ». Les dents jaunies, le regard exorbité, le corps transi d’angoisse, elle semble appeler au secours pour être libérée de son emballage. A ses côtés, dans la vitrine, figure un mini Winshluss, « Poupée Ken customisée » en jean vieilli, T-shirt tête de mort et chaussures de tennis type Converse. Il lève les mains en winner ; devant un écriteau vantant des heures de jeux, il vient de remporter ce qui semble être, de loin, le jackpot. Mais l’écran du dispositif de jeu, une version géante du boîtier si peu inspirant des cartes de crédits, annonce froidement « Vous êtes fauchés ». Sorti de sa boîte, il est donc immédiatement retombé dans les mailles du monde de la consommation, qui l’absorbe sans qu’il s’en soit rendu compte. Doublement « fauché », il est métaphoriquement emporté par cette Grande Faucheuse à qui Winshluss a dédié son Welcome to the Death Club. La part d’autodérision, le voyeurisme et le changement d’échelle rappellent les « autofilmages » et installations de Pierrick Sorin. Cependant, si Sorin se posait dès la fin des années 1980 en sympathique loser (« Ce soir, il me faut que je me couche tôt, parce que ce matin je suis vraiment très fatigué et ça ne peut plus continuer comme ça. » {note}7), Winshluss revendique avec la violence du marketing contemporain sa vie de perdant, comme s’il s’agissait d’un nouveau cri de guerre, d’un mode d’être au monde aujourd’hui. L’humour noir de ces doubles en résine en fait aussi les héritiers de certains produits du Supermarché Ferraille, comme ce « Foie gras de chômeur, élevé en HLM, nourri à la bière et aux pâtes », diffusé en boîte de conserve.
Le choix de la poupée Ken, créée en 1961, peut difficilement être analysé comme le geste nostalgique d’un ex-fan des Sixties (on n’imagine pas vraiment Winshluss rêver de prendre les traits de l’alter ego de Barbie, même enfant). L’histoire de la naissance de Barbie n’est d’ailleurs pas si lisse. En 1953, le succès de Lilli, héroïne d’un nouveau comics créé pour le tabloïd Bild Zeitung, conduit son directeur à en commander une transposition sous forme de poupée à la firme de jouet allemande O&M Hausser. En 1956, la Bild Lilli, première poupée ayant les traits d’une femme adulte, est repérée par la fille des fondateurs de Mattel, Barbara Handler, à Lucerne. Ruth et Elliot Handler décident de créer une version américaine baptisée du diminutif de Barbara ; Barbie naît ainsi en 1959. Elle restera seule sur le marché après que Mattel ait racheté les droits de la poupée en 1964, et deviendra grâce à la force de frappe américaine le porte-étendard d’un capitalisme planétaire. Le compagnon de Barbie, créé en 1961, porte le diminutif du prénom du fils Handler, Kenneth. On peut cependant s’amuser de cette Création inversée de la femme avant l’homme, et noter l’étrange coïncidence qui fait naître la poupée « adulte » pour les enfants au moment et sur le lieu même (la Californie) de l’émergence de la bande dessinée adulte – l’un dans l’ombre des fanzines vendus sous le manteau, l’autre dans la lumière du grand marché international.
De nombreux autres héros dessinés de l’enfance sont détournés par Winshluss de leur droit chemin. Dès Super Negra n°1, en 1999, l’un des personnages les plus célèbres au monde de la bande dessinée devient dans « The Mickey Mutant Show » l’anti-héros absolu. Père et compagnon irresponsable et égoïste (« On va être tranquille toute la journée… Cette chieuse de Minie (sic) garde les neveux de Ronald » déclare-t-il gaiement à son compagnon de pêche Dingo), immoral (il fait sauter les poissons à la dynamite), Mickey mute, victime d’une bombe nucléaire. Il devient rat, puis se fait avaler par Plutox (sic). Dans Un Monde Merveilleux, Barbapapa (né comme Winshluss en 1970) perd aussi la vie violemment. En 2012, il fait une apparition sur la dernière page de la réédition de Super Negra, les yeux cernés, le sourire fatigué et armé d’une Kalashnikov. Tirant un trait sur sa vie de militant hippie peace and love, il annonce (communiqué AFP) : « Après des années de lutte pacifique, j’en suis arrivé à cette conclusion : la société ne pourra changer radicalement que par l’action armée. Le modèle capitaliste engendre la violence, l’injustice et la destruction, c’est donc par la violence, l’injustice et la destruction que nous en viendrons à bout. » Mais quelques mois plus tard, il a muté. Le diorama Barbatomic présente un Barbapapa gigantesque, doté de trois yeux et de multiples bras. Seul, cerné par une armée de petits soldats métalliques qui le mitraillent, il vient d’éventrer une des deux cheminées de refroidissement de la centrale nucléaire située derrière lui. Ses yeux crient l’effroi d’un sacrifice suprême : victime lui aussi de cette société gangrenée par la suprématie de l’économie du nucléaire et la toute-puissance de l’armée pour réguler les problèmes de la planète, il mute, dégénère et meurt, et ce malgré un ultime combat qu’il perd. L’utopie d’un vivre ensemble et de l’action collective, qui animait le Barbapapa des années 1970, a disparu. Seul contre tous, il incarne la résistance de l’individu lucide contre la masse aveugle qui le brime, l’oppresse et le brise. Avec Winshluss, il n’y a pas de rêve collectif, et la masse se révèle dangereuse ; la résistance individuelle, seule forme de lutte possible, n’est cependant même pas garante de survie ou de bonheur.
Dans son travail de sape systématique des derniers bastions d’un commun dénominateur utopique, Winshluss s’attaque aussi aux contes de fées, pierre angulaire de notre éducation morale et imaginaire. Il n’est sans doute pas anodin qu’il commence par un pantin. Dans sa grande fresque sobrement intitulée Pinocchio, publiée en 2008, Winshluss dessine un pantin de métal, transposition moderne de celui en bois créé par Collodi. Ce passage au métal pourrait être, en soi, source d’inquiétude ; Roland Barthes déplorait dès 1957 la disparition du bois au profit du métal pour les jouets d’enfant {note}8, et on se souviendra du robot Maria de Métropolis, monstre faite femme. Mais la nature et les éléments naturels sont souvent un leurre dans les bandes dessinées de Winshluss, un faux-semblant qui cache un univers décadent et morbide. Nature sucks ! titrait il son exposition à l’Espace culturel François Mitterrand de Périgueux l’an dernier, avouant que « le bois [le] fait flipper ». A sa création, le Pinocchio de Winshluss est d’ailleurs parfait ; enfant-serviteur, il accomplit efficacement les tâches ménagères. Mais parasité par un cafard prénommé Jimmy qui s’installe dans son crâne et transforme ses câblages, il renaît à la vie doué d’autonomie de pensée et de désir. Ayant conservé la naïveté et la spontanéité de l’enfance, il révèle au monde ses travers les plus pervers, et bouleverse « l’ordre établi » – en fait le chaos d’un monde complètement dégénéré. Celui-ci finit par mourir par le feu : la mère de Pinocchio, bimbo vieillissante, narcissique et écervelée, s’embrase ; l’usine à jouets fabriqués par des enfants asservis explose ; le policier sadique à tête de Moaï {note}9se brûle la cervelle …
Revisitant la forme des petits théâtres d’ombres, très en vogue à la fin du siècle dernier {note}10, Winshluss balaie en une scène définitive et contemporaine les fins souvent moralisantes des principaux contes de fées connus aujourd’hui. Dans ses théâtres de papier, regroupés dans une scénographie intitulée Une histoire et au dodo, Hansel et Gretel des Frères Grimm sont les prisonniers volontaires d’une maison Burger et d’une sorcière devenue Ronald McDonald ; le Petit Chaperon rouge de Perrault s’apprête à tronçonner le loup, les joues rosies de bonheur. Même les contes d’Andersen, pourtant déjà sombres dans leur version originale {note}11, se parent de fins violentes. La petite fille aux allumettes met le feu à sa ville au lieu de mourir de froid dans l’indifférence de tous, et la petite sirène, modèle de l’oubli de soi, se gave des détritus de la mer. L’origine du monde en prend aussi pour son grade. Dans le diorama Arche de Noé – on notera la reprise de cette autre forme importée du XIXème siècle, cette fois-ci muséale et pédagogique, le diorama - Winshluss brasse l’Arche de Noé, les dinosaures et la licorne dans une même grande mer. Dans cette (pré)histoire réécrite, l’Arche de Noé, trop petite, ne peut contenir les dinosaures restés à terre, et la licorne tombée à l’eau. Faisant fi des séparations entre religion et science, religion et mythologie, et se moquant de notre propension à fictionner un réel qui nous échappe fondamentalement, Winshluss engloutit tout dans une immense maquette-jeu.
En brisant systématiquement tout rêve de bonheur, en détruisant toute perspective de justice, en écartant toute fin morale {note}12, Winshluss balaye ce qui semblait être la base du monde de l’enfance. Mais s’agit-il vraiment de l’enfance ? Certes, les enfants y sont omniprésents, et une interprétation bon teint pourrait y déceler l’inquiétante projection d’une jeunesse brisée par l’absence de morale, le démission parentale et l’accès facilité à des formes de violence spécifiquement destinées aux adultes. Les enfants de Winshluss seraient les descendants survoltés des Max et Moritz de Wilhelm Busch (lesquels finirent, un siècle et demi plus tôt, moulus menu par un meunier excédé). Mais ne peut-on pas plutôt y voir la représentation du monde adulte, ce monde dans lequel nous errons, égarés, hantés par nos fantasmes et nos cauchemars, sous la forme de ces enfants dont nous n’avons perdu que l’apparence ? Tout est piège et miroir inversé chez Winshluss, dont le pseudonyme sonne comme une « Fin de Partie » à la Beckett, avec ce « win » tiré de l’anglais « gagner », et ce « shluss » si proche du « Schluss » allemand, « fin » ou « terminer ».
Commande de l’Agence culturelle départementale de Dordogne.
1Dans sa version française, chantée en 2010 par Johnny Halliday et Line Renaud, « What a Wonderful World » a été traduite par « Un monde merveilleux ».
2Il était omni-présent, par exemple, dans l’exposition Les gentils, c’est nous ! de Winshluss à Pollen (Monflanquin 2012).
3On se souviendra que la dénomination « produits dérivés » vient des « produits dérivés financiers », « opérations financières reposant sur des opérations qui sont des dérivés d’autres opérations » (Lexinter.net), à l’origine, sans doute, de l’actuelle crise financière mondiale.
4A la différence de leurs ancêtres créés au début des années 1980, les Replicants de Ridley Scott (Blade Runner) ; mis aussi au service de l’humanité, ces derniers étaient individualisés et expressifs.
5On peut en effet lire sur la boîte : « Winshluss la poupée qui transpire » et « Je crache aussi la fumée ». Un peu comme les boîtes de céréales « Kunchy Poin Poin » du Supermarché Ferraille, qui pètent et sentent mauvais.
6Un relent de la Merda d’ artista de Manzoni (1961) nous monte aussi au nez ; cinquante ans après, c’est le fantasme de la figure de l’artiste de merde qui est mis en boîte.
7Les Réveils, 1988.
8« Un signe consternant, c’est la disparition progressive du bois, matière pourtant idéale par sa fermeté et sa tendreur, la chaleur naturelle de son contact ; le bois ôte, de toute forme qu’il soutient, la blessure des angles trop vifs, le froid chimique du métal (…). » (Mythologies, 1957)
9Est-ce une coïncidence si deux des plus grands auteurs de la bande dessinée actuelle, Manu Larcenet (dans Blast) et Winshluss, ont repris au même moment cette figure du Moaï, qui avait inspiré Max Ernst au début des années 1930 (Une Semaine de Bonté) ?
10On pensera par exemple aux décors des théâtres d’ombres d’Henri Rivière en bois et zinc, conçus pour le Chat Noir, et dans la collection du Musée de Montmartre.
11La mort a été évacuée par Disney de sa Petite Sirène, et la transposition de la Petite Fille aux allumettes est un discret court-métrage diffusé en bonus de La Petite Sirène.
12Le film d’animation de Winshluss Raging Blues (2003), variation autour du Raging Bull de Scorcese, en est sans doute une des plus ferventes démonstrations.