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L’exposition Long-Term Observation rassemble quatre-vingt-dix planches composées de photographies réalisées depuis janvier 2004, date à laquelle j’ai repris une pratique artistique interrompue après mes années de formation à l’École nationale supérieure de la photographie à Arles. Depuis près de sept ans, j’ai accumulé plus d’un millier de clichés numériques, formant le matériau à partir duquel je travaille. Leurs sujets sont très variés, sans hiérarchie entre eux. Cet exercice d’un regard a priori démocratique sur le monde se retrouve à l’Intérieur de chaque vue, où les éléments qui la composent ont tous une importance égale, soumis à la même précision descriptive. Les images qui en résultent réinvestissent aussi bien les genres établis de la photographie moderne (scènes de rue, architectures, objets trouvés…) que les poncifs de la photographie amateur (couchers de soleil, fleurs, animaux…). D’autres reproduisent des détails d’œuvres d’art ou d’images médiatiques. Ce travail d’enregistrement, direct et frontal, dans la lignée du « style documentaire », prend forme dans la production de planches imprimées aux encres pigmentaires. De formats modestes et normés (A3 ou « raisin »), elles réactualisent les pratiques d’édition qui ont vu le jour dès les premiers temps de la photographie, assimilant celle-ci à l’estampe – qui est une image à manipuler autant qu’à contempler. Une mise en page standardisée singularise les images, ou les organise par deux, quatre ou six. Chacune est réutilisable ; elle peut apparaître sous différents formats et dans plusieurs planches, induisant une dynamique potentielle entre tout le corpus, même si chaque planche reste autonome.
La question de la temporalité est au cœur du travail. Au bas de chaque planche figurent les dates des prises de vue, donnée objective, partageable par tous, à laquelle peut être réduite toute photographie. Cette simple mention d’une date échue entraîne le spectateur dans un regard rétrospectif, comparable à celui de l’Angelus novus, l’ange rétro-oculé que Walter Benjamin assimile à « l’Ange de l’Histoire ». Bien que pris dans la tempête du progrès, qui l’empêche de refermer ses ailes et « le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos », il « voudrait bien s’attarder, réveiller les morts, et rassembler ce qui a été démembré » (Sur le concept d’histoire, thèse IX, 1940). Le travail consiste alors à tenter de « rassembler ce qui a été démembré », mais sous un mode différent de la chronique ou du journal. La chronologie est bousculée sans cesse, et les images s’agencent entre elles par montage sur les murs de la galerie, jouant sur les affinités, résurgences et ruptures, créant les conditions d’émergence de multiples fictions. En reliant divers lieux et moments, se crée une géographie mentale instable, retravaillée par la mémoire. De même, une fausse chronologie régit Saisons 1, 2 et 3, trois groupes de seize planches organisées en grille, quadrillant une année calendaire, de janvier à décembre. Seuls les jours et mois des prises de vue sont pris en compte dans le classement, et non l’année. Le 9 janvier 2005 peut s’enchaîner avec le 8 février 2008, pour revenir ensuite au 25 février 2006. Dans chacune des Saisons, les douze mois de l’année sont étirés sur seize planches, tandis que les années de prises de vues (sept au maximum, de 2004 à 2010) sont comprimées en une seule. Cette dynamique d’expansion / compression renvoie à la dimension cyclique de nos vies, réglées à la fois sur le rythme des saisons et sur celui des événements récurrents, festifs, religieux ou sociaux, à caractère individuel ou collectif. L’importance accordée à la temporalité et aux dates de prises de vue, combinée avec le caractère descriptif des photographies, se résume dans le titre de l’exposition, Long-Term Observation, locution anglo-saxonne employée dans le domaine de la recherche médicale. Il s’agit de mettre le monde en observation à long terme, et de relier ces observations entre elles – tentatives, provisoires et à ma propre échelle, d’en ordonner le chaos.
Pierre-Lin Renié
Bordeaux, octobre 2010