Recueil

Territoires.

Dessin du chapitre « Territoires » de l’édition Recueil

 

I. Régulièrement, un autel des ancêtres est construit dans la forêt. Le lieu de construction change toutes les six lunes car les esprits de nos proches errent sans cesse entre les arbres. On fabrique d’abord une petite table, presque au ras du sol, en bois mort entremêlé de lianes fines. On trace ensuite un cercle autour de la table, à même la terre. Ainsi, les créatures malveillantes ne peuvent pas pénétrer le cercle. On dispose ensuite un jaspe de Mokaite afin d’appeler le monde des morts, deux bâtons de bois striés et peints, et un bol de nourriture. Les esprits de nos ancêtres pourront alors s’emparer des offrandes et entretenir leur lien passé avec la vie terrestre. Ils continueront de protéger leur descendance.

II. Un jour, au milieu de la forêt, la terre s’est écroulée. Le trou profond s’est rempli d’eau de pluie et ne s’est jamais refermé. Tout autour, les arbres sont morts peu à peu. La lune a alors éclairé l’eau qui est devenue noire comme la nuit. Des minuscules particules de lumière ont émergé du néant. En remontant à la surface, leur enveloppe a éclaté. Il en est sorti des petits poissons fluorescents avec de longs cheveux noirs. Durant trois lunes, les enfants du trou au milieu de la forêt se sont laissés flotter à la surface. Leurs cheveux ont continué à pousser jusqu’à recouvrir entièrement l’étendue du trou. Imitant ainsi la végétation rampante de la forêt, ils préparaient leur piège. Des baies sauvages rouges et très odorantes se sont mises à orner l’épaisse chevelure. Encore aujourd’hui, chaque nuit, des animaux disparaissent engloutis dans le trou. Les poissons ont laissé courir leurs cheveux sur le sol de toute la forêt. C’est ainsi que sont nés les monstres de la lune et le marécage.

III. Le cadavre décapité d’un guerrier mort au combat pour la forêt gisait là, sur les feuilles sèches qui couvraient le sol. Les guêpes et les fourmis vinrent se rassembler autour de la mare ensanglantée pour s’en nourrir. C’est ainsi qu’elles sont devenues agressives et que leur piqûre est douloureuse.

IV. Le Dieu qui créa la forêt était un géant. Il était pourtant très discret. Après avoir planté chaque arbre et fait naître chaque rivière, il s’est retiré dans sa cabane. Afin de se protéger des hommes, et pour qu’ils ne puissent pas suivre ses traces, il érigea d’immenses montagnes. Le géant effaça ainsi le chemin par lequel il s’était enfui.

V. De petits monticules de terre jalonnent le sol près des ruisseaux. Ils serpentent sur de longues distances à travers les arbres et les rochers. Dans un temps très ancien, il y eut une grande sécheresse. Presque tous les animaux sont morts de soif. Seules quelques créatures avec de grandes griffes et une carapace très dure purent survivre en s’enfouissant profondément dans la terre. Ils se nourrissaient de l’énergie emmagasinée dans le sol et buvaient l’eau des rivières souterraines. De grosses écailles dorsales se sont formées sur leur dos. Ils ne savaient plus marcher, alors ils se sont mis à ramper. Leurs yeux ont disparu dans la nuit sous la terre. Depuis, la vie est revenue dans la forêt. Les monstres aveugles cherchent une sortie, une brèche vers la surface, mais ils ne la trouvent jamais. Ils sont condamnés à errer sous la terre.

VI. La forêt est ornée de Maaba. C’est une liane fine avec de longues feuilles déployées en épi. Le Dieu de la forêt a créé Maaba en souvenir des cheveux de sa mère.

VII. Le vent est un esprit rapide et farceur. Il rêvait d’être un oiseau. Cependant, le vent est invisible. Souvent, il essayait de se fabriquer un costume avec les feuilles mortes trouvées sur le sol de la forêt. Il les soulevait dans les airs, formait une masse avec de grandes ailes et, quelques instants plus tard, le tout retombait à terre. Le vent ne peut sculpter, il ne fait que déplacer. Depuis, il poursuit son rêve et soulève jour après jour les feuilles de la forêt.

VIII. Sur un pan de montagne pelé qui surplombait la forêt, il n’y avait que des cailloux. Pas un seul arbre, pas un brin d’herbe. Pourtant, un matin, des pieux en bois tout droit sont sortis de terre. Ils se sont alignés pour former une allée et montraient la direction du volcan. Plus tard, les Dieux firent cracher le volcan pour soulager leur colère. On comprit alors que la forêt avait fait remonter ses racines tout en haut de la montagne pour prévenir ses habitants.

IX. Le Dieu qui créa le monde planta des arbres à chants aux limites des terres connues. Ce sont eux, les premiers habitants de la forêt. Ils en sont la mémoire et les gardiens. Les arbres à chants parlent la langue savante des premiers temps. Chaque animal a acquis son cri dans le cœur de ces géants. Chaque esprit a entendu les mélodies conservées dans les pliures de l’écorce.

X. Au détour d’une rivière, un cours d’eau étroit se détache et serpente plus loin dans la forêt. Une multitude de galets plats et blancs jonchent le fond du ruisseau. Chaque pierre lisse et douce renferme l’âme des enfants. Lorsqu’un homme devient un guerrier, il choisit un galet et le jette dans l’eau. Ainsi, s’il meurt au combat, l’âme endormie dans la pierre peut revenir à la vie.

XI. Lorsqu’un enfant naît dans la forêt, son père se rend à la rivière des âmes. Il choisit un galet blanc au fond de l’eau. Chaque pierre renferme l’âme d’un frère, d’un guerrier. Revenu chez lui, l’homme pose le galet sur le front de l’enfant. L’âme et la puissance du guerrier investissent le jeune corps. Ainsi, le garçon deviendra courageux et sage.

XII. Dans une clairière aux abords de la forêt, il y avait une mare. Ce n’était pas de l’eau. La matière était inconnue mais ressemblait à de la pierre lisse ou du sable vitrifié. L’étendue était à peine plus grande qu’un couchage. Une pierre grise et ovale reposait en bordure du lit naturel. De nombreux mythes peuplaient ce lieu. Des générations d’anciens se couchaient sur la surface lisse pour entrer en communion avec le peuple du ciel. Leurs esprits quittaient leurs corps et entraient en méditation. Ce processus pouvait durer longtemps. Si bien que leurs corps mouraient et se fossilisaient. Les ossements, à force de strates, ont ainsi formé la mare et le rocher.

 

Les bêtes.

Dessin du chapitre « Les bêtes » de l’édition Recueil

 

I. J’ai transpercé la bête avec mon immense flèche. Je n’ai pas fui. Je n’ai pas reculé. Je portais mon arme et je l’ai lancée dans sa chair. L’animal courait droit sur moi. Je l’ai abattu.

II. La bête s’était immobilisée. Elle me fixait. Je sentais déjà son poids sur moi et sa mâchoire plantée dans ma chair. Je suis resté calme. J’ai tendu mon arme, j’étais prêt. Je n’ai même pas visé, je regardais seulement la bête. Je ne pensais qu’à sa gorge et au bruit du cadavre heurtant le sol. Elle se décida enfin. J’ai tiré.

III. Je n’avais pas senti le danger. Je me croyais seul. La bête bondit et s’agrippa à mon dos. Elle planta ses griffes dans ma chair. J’avais peur et j’avais mal. Je tenais toujours mon couteau à la main. Je suis un chasseur et je suis méfiant. Quitte à m’arracher l’épaule, je me retournais et enfonçais le bras entier dans sa gueule, le couteau tourné vers l’intérieur. J’ai éventré la bête, du bas de l’abdomen jusqu’à la gorge. Comme je ne pouvais retirer mon bras, je la suivis dans sa chute. Elle mourait tranquillement, je pus enfin rassembler mes membres. Essuyant mon arme sur sa fourrure, je commençais déjà à la dépecer.

IV. Je vis une bête qui broutait avec deux têtes, l’une devant et l’autre derrière. Je ne savais comment la chasser. Elle était méfiante et sa vue couvrait un large territoire. J’attendis la nuit. J’attendis que le vent me soit favorable. J’ai rampé longtemps dans sa direction, ne sachant quelle tête égorger en premier. Je choisis finalement de mordre en plein abdomen. Le sang ne se fit pas attendre. Le mien aussi coulait abondamment. Les deux mâchoires latérales de la bête se nourrissaient de ma chair, l’une après l’autre. Peu de temps après, mes douleurs cessèrent. Je compris que la bête s’était couchée sur le flanc, en signe de défaite. J’avais la tête entière plongée dans son ventre.

VI. Je suis sa trace depuis des heures. Il est blessé. C’est une énorme masse de chair qui se vide peu à peu. Il faut que j’arrive à retrouver la bête avant qu’elle n’ait plus rien à m’offrir. La suivre n’est pas difficile. La bête dessine un sentier à travers la forêt, ponctué de flaques noires. Son sang coule abondamment. Je presse le pas. Une autre bête pourrait suivre la piste et la tuer avant moi. Le paysage change et j’aperçois les contreforts d’une montagne. Le dénivelé est trop important. La bête ne peut s’enfuir plus loin. Elle est épuisée et m’attend près d’un rocher. Je ralentis ma course et décris de grands cercles autour de la bête pour m’assurer que personne ne m’ait suivi. Elle ne me quitte pas des yeux. Elle est tranquille à présent. Soudain, dans un grand cri, elle hoche la tête violemment et s’assène elle-même d’énormes coups de crocs. Bientôt le silence revient et je comprends ma défaite. Je m’en éloigne aussitôt, ne prêtant aucune attention au cadavre. Je ne mange que ce que je tue.

VII. Le territoire est désert. Je suis en quête de nourriture depuis des jours. Cette terre de mort semble n’avoir rien à offrir. L’aube pointe enfin et les rochers autour de moi se mettent à arpenter la terre. Je mesure difficilement le danger. C’est moi à présent qui suis immobile, ne sachant s’il faut attaquer ou fuir. Les bêtes ne se préoccupent de rien. Elles avancent dans une même direction tel un pèlerinage d’une lenteur infinie. Je sors enfin de ma torpeur et m’approche d’un de ces rochers vivants. Je le renifle, j’en fais le tour. Je tente de le retourner. Une tête longue et diabolique sort subitement d’un trou à l’avant du bloc de pierre. Elle me mord et ne semble pas vouloir me lâcher. J’ai mal et je saigne, mais mon incompréhension est plus forte encore. Dans un geste vif, je lui arrache la tête et la jette quelques mètres plus loin. Je reconnais alors le goût de la chair dans ma bouche et me précipite sur la cavité, espérant faire éclater le rocher. Je m’acharne. Il cède enfin.

 

Rituels.

Dessin du chapitre « Rituel » de l’édition Recueil

 

I. Durant la lune du premier gel, tu construiras un temple d’herbe pour tes ancêtres. Tu ramasseras des fagots de fougères mortes à l’aube de l’hiver. Tu les assembleras en un tas compact. La hutte ainsi formée, les esprits de tes ancêtres cesseront d’errer. Ils se cacheront dans l’abri durant tout l’hiver. Si tu ne construis pas de temple d’herbe durant la lune du premier gel, tes ancêtres pénètreront dans ta poitrine pour se réchauffer. Il y aura tant d’esprits en toi. Ils tourmenteront ton cœur tout l’hiver.

II. Lorsque tu es attaqué par des esprits-chasseurs, c’est qu’ils te prennent pour un lièvre. Afin de leur échapper et de ne pas mourir, tu dois te comporter comme le lièvre. Tu dois fuir et être rapide. Ta fuite doit décrire un large cercle et revenir à son origine. Mais le lièvre ne fait pas que courir. Ainsi, dans ta course, tu devras trouver deux ou trois gîtes pour te cacher et tromper les esprits. Tu reviendras ensuite à ton point de départ et attendra toute une nuit. Les esprits-chasseurs seront découragés et te laisseront en paix.

III. Lorsque tu partiras à la chasse au lièvre, prend garde à la sorcière des montagnes. Elle n’aime pas les étrangers, ni les chasseurs. Elle dispose des tas de pierres dans les quatre directions, aux abords des clairières. C’est un sort qui envoûtera tes chiens. Il perdront la trace du lièvre près des monticules. Afin de conjurer le maléfice, tu les feras remonter dans ton attelage, puis descendre à reculons, un par un. Les chiens pourront ainsi reprendre la chasse.

 

Adagp, Paris