La meute

La meute est une série de textes autobiographiques qui questionnent ma place dans un groupe. Les relations sociales sont complexes, soumises à des rapports de force et de hiérarchie. Par le biais de la fiction, ces textes constituent une méthode qui me permet d’appréhender mes relations au quotidien et d’adapter mon comportement. Je vois le monde dans lequel j’évolue comme une grande meute qui chasse.

Qu’est-ce que la meute ?
Quelle est ma place dans la meute ?
Comment chasse la meute ?
Quels sont les rapports (sociaux, de force) au sein de la meute ?
Comment se déplace la meute ?

 

La meute 1
Le froid grandit dans la nuit. La terre gèle et se durcit sous ma fourrure. Mes muscles contractés, la gueule repliée sur mon torse, je souffle de l’air chaud pour me maintenir en vie. J’attends depuis des heures à l’abri des grands arbres qui tentent d’apaiser le vent du Nord. Le clan ressemble à un enchevêtrement de pelages denses. Forme indéfinie à demi enfouie dans la neige, car faute de terrier, il fallut construire des remparts. La masse touffue respire par intermittence. Grognements sourds et appels étouffés. La meute attend le jour.

La meute 2
Je chasse seul à l’écart du groupe. Je tiens la meute à distance. Deux bêtes me préviennent lorsque le gibier passe à ma portée. À mon tour, je sillonne les forêts autour des terriers où le clan s’est établi. Je dissuade les prédateurs qui rodent. La plus jeune bête émet des jappements aigus à intervalles courts lorsqu’elle aperçoit des lapins ou des oiseaux au sol. Un long ballet de sifflements résonnent au sein du groupe qui se déplace. Les meneurs devant pressent le pas. La grande bête loin à l’arrière referme la boucle. Il ne tuera aucune proie et mangera les mets de choix. Je suis la meute à bonne distance et attaque, sur les côtés, les proies effrayées par la course des prédateurs. Eux tueront le plus gros gibier et se partageront le cadavre. Chacun avalera la viande chaude dans son coin. Je repartirai ensuite en quête d’un trou où dormir.

La meute 3
Je grogne sur la bête et enfonce mes griffes dans le sol. Je fais face et montre mes crocs saillants. La bête tourne autour de moi, je ne la quitte pas des yeux. Je suis prêt à bondir. Je visualise la gorge tendue par ses cris roques sous la fourrure. La salive inonde ma gueule. Mon adversaire racle la terre et la projette sur mon pelage.

La meute 4
Le pelage fauve et dru défile derrière un écran de végétation. Le gibier est morcelé dans le paysage. Je ne quitte pas des yeux les tâches ocres qui se déplacent furtivement sur mon territoire. Je suis silencieux et en alerte. La meute est immobile. Elle attend les ordres, le ventre plaqué contre le sol. Chacun ressent les vibrations du gibier lourd qui avance entre les arbres. L’écho de la viande résonne dans les pattes jusqu’aux mâchoires. L’image se fige, la bête pressent le danger. Alors la meute se crampe sur ses membres antérieurs, toutes griffes dehors. Le pelage s’enfuit soudain dans la forêt. Presque au même moment, les chasseurs bondissent dans sa direction. Ils décrivent un arc-de-cercle et intensifient leur course afin de piéger le gibier. Le cœur cogne au creux des fourrures et la faim hurle dans les corps. La proie fait une chute et disparaît quelques mètres devant moi. Je saute sur son dos et l’enlace avec force. La meute me rejoint, se presse contre la bête et met fin à la chasse.

La meute 5
Je suis la bête poursuivie par les bêtes. La nuit est sans lune et moi je cours sur le sable. Je poursuis la peur mais je ne la rattrape pas. Les bêtes tirent leur corps en avant et tentent de voler au dessus du sol. Bientôt le jour se lève et la mort aussi. Les bêtes n’ont cessé de courir. Mon cœur coule dans ma gorge.

La meute 6
La sauvagerie en moi a repris sa marche. La saison est finie. Le froid éclate les pierres et durcit le sol. Je reprends mon errance et ne supporte plus la meute qui étouffe. Les morsures et les menaces m’ont épuisé. Il n’y a que le silence et mes pas entre les arbres qui m’éloignent de la mort.

La meute 7
Je suis le sauvage. Je suis l’animal forestier qui se déplace avec la nuit. La meute a débuté la chasse, pourtant j’avance à contresens. Je m’éloigne de la ronde des cadavres. Le pelage de mes frères s’est paré des silhouettes de leurs proies. Les morts ne les effraient plus. La forêt ne les pleurera pas.

La meute 8
La grande bête sur le rocher observe la meute. La viande manque. Les autres bêtes mordent mes jambes, s’affrontent les crocs saillants. Je reste interdit et à l’écart. Je lèche mes blessures et fuis le combat. La lutte au sein du clan est un mauvais présage. Aucun corps mort ne nous réchauffera dans la longue nuit qui s’annonce.

La meute 9
La bête git sur le sol. Le râle touche à sa fin. J’aboie encore pour intimider le cadavre. Je mors son ventre et plonge ma tête entière dans sa fourrure. Je cherche une ouverture vers les entrailles. La peau est dure. Je persiste, descends le long de l’abdomen jusqu’aux pattes. Je laisse finalement la bête entière par manque de force. Sa gueule est entrouverte, je m’approche pour respirer le dernier souffle. Je viens au plus près de ce qui aurait pu être ma mort.

 

Laure Subreville, 2016

 

Adagp, Paris