Le fandango du Pamplemousse

 

Maintenant il faut que le vent s’engouffre.
Dans les années 90, Thomas Lanfranchi conçoit des formes volantes. La concrétisation de ses cubes de nuage, cette idée d’une forme sans matière. Puis il les construit. Il hésite, se trompe, fait des maquettes et des calculs. Pamplemousse, c’est son surnom. En bricolant de façon fastidieuse, il bataille avec la partie maladroite de lui même. Il danse un fandango en solitaire. Seul dans la création, et pourtant virevoltant.
Au départ la chose est flasque, légère et fragile. Elle n’aura de forme que si le vent y pénètre. Et si elle accepte de s’élever il se peut que le vent, contre toute attente, prenne alors forme de cube.
Voici le récit de la construction de l’éphémère : l’insaisissable de l’objet devenu art.

Texte de la quatrième de couverture

 

{Le fandango du Pamplemousse}, 2023
Le fandango du Pamplemousse, 2023
Broché - collé - rabats, 106 pages, 13 x 18 cm
ISBN : 9791093160757
Graphisme : Maxime Sudol
Éditions Vanloo, Aix-en-Provence

 

Tous les matins, une pie venait se poser au bord de la fenêtre. Dans le rectangle découpé sur le ciel, elle se tenait un moment immobile, bec acerbe, oeil inquisiteur, plumes en attente, entre forme et dessin.
À son départ, révélé par l’intensité lumineuse, elle laissait un ludion bicolore qui lentement s’évaporait dans le ciel.
Le TCHAAAck grinçant qu’elle poussait en plongeant dans le vide était mon réveille-matin.

 

Mai 1992
Sensible aux polygones réguliers, il couvait du regard le nouveau bloc Clairefontaine de 1000 pages, acheté la veille pour son courrier.

Aujourd’hui, il n’écrira pas.

Je commence en partant d’une feuille comme module, à confectionner une forme géométrique simple, en papier blanc de 32 grammes format A4 et scotch de type bureau. Le papier est souple, peut être plié et non froissé et a peu de résistance structurelle, de par son épaisseur et sa composition.
Le fait qu’il y ait peu de choix, si ce n’est une simple feuille blanche me plaît. Vers midi, je pars déjeuner à l’auberge de Saint-Mont.

Depuis quelque temps, Francis, le fils de Mme Térè, aubergiste, est facteur. À sa demande, je lui ai fait réviser les annales d’un concours qu’il n’arrivait pas à avoir. Francis est vif, plein d’une sympathie naturelle dont sont souvent empreints les gens du Vic-Bilh. Le calcul et la géométrie dans tout ce qu’ils ont de plus binaire, n’étaient pas son fort. Pendant plusieurs mois, deux fois par semaine, nous avons revu ensemble des problèmes de réservoirs troués, vidés ou alimentés par un caprice des chiffres, de liquides divers et insignifiants.
En novembre dernier, il a eu son concours et depuis, en échange, une fois par semaine, je déjeune à l’auberge.
Je profite de la tournée tardive du boulanger, pour me faire déposer au village, mange une assiette de garbure, une part de croustade aux pommes et descends en bord d’Adour faire une balade.
Une colonie de corbeaux vient de s’installer pour nicher, dans les peupliers plantés en bordure. Agacés par mon arrivée, ils retournent très vite à leurs activités. En vol, le corbeau aime à changer brusquement de direction. Il a un vrai plaisir du vol, ouvre en tournoyant ses rémiges sombres à l’envi, déployant une main du ciel.
L’un d’entre eux passe avec une grenouille dans le bec.
Je me baigne dans un bras calme de la rivière et me sèche au soleil.

Vers 16 heures, je reprends la maquette de papier. Le fait de devoir plier la forme pour ne pas qu’elle se froisse avant son envol, complique mes calculs. Un temps humide peut devenir rapidement un problème. En deux heures de scotch et de pliage, je réalise un cube.
N’étant pas molle, la forme ne peut être conçue intérieurement et retournée, par la dernière arête qui doit fermer le volume. La structure intérieure qui devrait permettre au cube de garder sa forme et de ne pas exploser sous la poussée de l’air, doit être réalisée et collée de chaque côté tout au long de l’exécution. Cela se complique principalement dans les angles. En voulant entrer dans le volume pour finir une arête intérieure, je déchire l’entrée par mégarde.
Il est 19 heures, je continuerai demain.

Tard dans la soirée, Alain Jegun passe en voiture et ils partent en compagnie d’autres voisins au bal de Ségos. Après une discussion labyrinthique avec deux Anglais, l’équipe de rugby du village les invite à prendre un verre dans un bar resté ouvert pour l’occasion.
Il est coincé entre le comptoir et une banda qui joue l’aviron bayonnais.
La nuit s’emplit d’un brouillard coloré et sonore. Vers 14 heures il se réveille, chez lui, sur le canapé du salon.
Par la fenêtre restée ouverte, la pie le regarde.

— Il y a quelqu’un ?
— […]
— Qui êtes-vous ?
— […]
— D’où venez-vous ?
— […]
— Mais où êtes-vous ?
— […]
— Ah… je vous embête peut-être, avec mes questions ! Non Pourquoi ne venez-vous pas en réalité ?
— […]
— Comment vous déplacez-vous ? (Avez vous un quelconque moyen de transport ?) Non Qu’est-ce qui me prouve que je ne rêve pas ?
— […]
— Que se passera-t-il si je vous vois ?
— […]
— Mais comment êtes-vous arrivé ici ?
— J’ai eu envie de parler avec toi, Pamplemousse…

 

Extraits (p.5 à 11)

 

© Adagp, Paris