La condition erratique de l’art

Evelyne Toussaint, 2011

Imaginez un châssis de fenêtre, une simple structure de lignes orthonormées encadrant le vide. Voyez cette grille, de deux mètres sur trois, posée à plat sur les lattes ajourées du plancher supérieur d’un séchoir de tannerie. Soudain ce cadre, que l’on croirait fait d’un matériau rigide alors qu’il est de mousse légère, se déploie dans l’espace, propulsé par une soufflerie située au niveau inférieur. Il devient aussitôt figure topologique, forme dans le même temps géométrique et organique se mouvant en d’infinies métamorphoses, chorégraphie de plis et de torsions, de retours provisoires à la stabilité initiale instantanément modifiée par d’aléatoires déformations. En cette vidéo minimaliste de Christophe Clottes – Cadre et séchoir, 2001 – se condensent, me semble-t-il, tant le sens fondamental de sa démarche artistique que le style de celle-ci et son potentiel de renouvellement.

D’infinis réagencements géométriques

À l’origine, sans doute, il y aurait la géométrie, la déclinaison infinie de plans se développant en volumes, l’articulation sans fin de pleins et de vides, quelque chose, explique l’artiste, « qui génère son propre univers, en assemblages et réagencements sans fin, comme un alphabet  {note}1. À l’origine, sans doute, il y aurait donc la géométrie – pensons aux études de Dürer ou de Vinci, explorant méthodiquement les projections en trois dimensions de lignes et de plans – mais pas seulement puisque ce qui intéresse Christophe Clottes, ce sont les interactions du géométrique et du vivant. Les références à l’art et à son histoire, dans son travail, ne seront donc pas à rechercher du côté de la radicalité mathématique de l’abstraction géométrique, mais plutôt en direction de ceux qui ont intégré à leurs œuvres une part d’organique, l’animal, le végétal ou le minéral, quelque chose de la nature et donc quelque chose du corps. Dans son répertoire personnel d’affinités électives il y aura par exemple les trichoptères joailliers d’Hubert Duprat, les Pierres de lait de Wolfgang Laib, les congres de Toni Grand enchâssés dans la résine, les pierres de basalte de Joseph Beuys ou l’Être fleuve de Giuseppe Penone, autant d’objets « familiers mêmes s’ils sont énigmatiques, autorisant toutes les projections, tous les attachements ». Ainsi Christophe Clottes concevra-t-il lui-même d’étranges et hypnotiques dispositifs de cohabitations, en associant tour à tour des fourmis, des abeilles, une punaise verte, des souris ou des pigeons, à des constructions, des cadres, des polyèdres de métal ou de bois, pour inventer d’éphémères et singuliers territoires {note}2.

Par-delà nature et culture… des corps associés

Philippe Descola, dans son grand livre Par-delà nature et culture {note}3, bousculant les frontières établies de nos relations au monde et réinterrogeant les termes d’un très ancien débat entre raison et matière, forge l’idée de « corps associés », par quoi se recomposeraient les continuités entre humain et non-humain. Voilà qui pourrait éclairer l’installation – Condition erratique – que Christophe Clottes a conçue lors de sa résidence artistique à Mazères-Lezons. Il observe d’abord, sur le territoire de la commune, la multiplicité de zones – le centre du village avec la place de l’église et celle de la mairie, les lotissements et les coteaux, les espaces agricoles, les ilots commerciaux – et leurs imbrications, juxtaposant jardins privés, champs de maïs et forêt, parking, équipement sportif et prés où circulent vaches et chevaux. Les espaces et leurs successions de frontières – chemins, rues, canal, route, rangée de conifères –, constate-t-il, semblent « mouvants ». Christophe Clottes reprend alors ses modules géométriques pour les développer dans l’espace en volumes métalliques : un peu cabanes, un peu machines, un peu objets et un peu corps, ils seront forcément mobiles, leur base pourvue de roues. Certains resteront nus, ouverts, transparents, livrant au regardeur des vues kaléidoscopiques du contexte, d’autres seront recouverts de peaux de vaches naturelles, brunes, noires et blanches, transformant l’objet industriel en ossature pour habitat nomade, clos et opaque. Plus proches de l’audacieuse et complexe idée de corps associés formulée par Philippe Descola que de l’objectivité absolue des objets spécifiques de Donald Judd, les entités – dont la peau, sensible, s’adapte à la structure de métal et à l’air qu’elle enveloppe – fabriquées par Christophe Clottes, sont en « sympathie avec le vivant comme avec la matière brute », ce en quoi elles entrent aussi en résonance avec les œuvres de feutre, de corde ou de grillage de Robert Morris comme avec ses poutres en fibre de verre posées au sol pour interroger ce que cela fait d’être un corps.

Homo ludens

Ce que cela fait d’être un corps, une chose en perpétuelle mutation, comme l’est une identité et comme l’est un territoire, voilà – et ce n’est pas rien – ce qui se trouve ici interrogé et qui peut aussi bien nous déstabiliser que nous amuser. Car ces vaches appellent, évidemment, au jeu, lequel est, comme on le sait, une tâche fort sérieuse {note}4 . Le vernissage de l’installation est une micro- transhumance, le cortège de participants accompagnant joyeusement leur déplacement depuis la place de la mairie jusqu’à leur parcelle transitoirement – avant d’ultérieures itinérances pour des lieux public ou des jardins privés – résidentielle. Aussitôt installées, elles sont investies, soit que l’on y pénètre – forcément attirés par l’attrait ludique et régressif de la cabane comme de la grotte – soit que les enfants utilisent la structure nue pour y grimper – ce qui bien entendu suppose que toutes les précautions soient prises pour que la sécurité de tous soit assurée –, la preuve étant ainsi donnée, in situ, de la pertinence de l’objet d’art dans l’espace public par son immédiate et très physique appropriation. Les valeurs formelles de l’œuvre font le reste. C’est-à-dire qu’elles nous proposent, à nous regardeurs – individuellement et collectivement, d’autant qu’elles sont visibles non pas à l’intérieur d’un espace dévolu à l’art mais dans le paysage même –, une expérience esthétique engageant à la fois notre réflexion et notre sensibilité. Les évènements qui suivent l’installation de l’œuvre dans l’espace public sont aussi, à d’autres égards, particulièrement susceptibles de nous interroger. En effet, très rapidement, la dangerosité potentielle – laquelle engage tant la responsabilité des élus que celle de l’artiste – des structures métalliques nues impose leur retrait. Leur statut s’en trouve en cela modifié puisqu’elles vont, dès lors, acquérir celui de sculptures, destinées à être désormais vues à l’intérieur d’un espace dévolu à l’art contemporain. Autre péripétie, quelques jours plus tard, alors que les vaches se trouvent en bordure du gave, les peaux sont volées et l’un des châssis est basculé dans le cours d’eau. Vols et dégradations entraînent-ils pour autant la perte de la qualité même de l’objet, de sa condition d’œuvre d’art ? Soyons assurés du contraire {note}5 .

Dans un texte publié dans la revue Artforum en avril 1968, Robert Morris expliquait que dans son travail « Les formes ne sont pas prévues d’avance. Le hasard est accepté et l’indétermination prise en compte, puisqu’une nouvelle mise en place entraînera une autre configuration. Le rejet des formes durables et d’un ordre préconçu pour les choses est un facteur positif. Cela fait partie du refus de continuer à esthétiser la forme d’une œuvre en concevant cette forme comme une fin prescrite » {note}6 . La Condition erratique ne prescrit rien, accepte le hasard et l’indétermination, elle est au cœur d’un principe d’incertitude qui la voue à l’itinérance et – dans sa fragilité même – à des reconfigurations infinies. Comme l’art, en quelque sorte.

1Entretien de Christophe Clottes et Evelyne Toussaint, 11 oct. 2011. Hors mention particulière, toutes les citations de ce texte en sont issues.

2Ainsi des œuvres : Punaise et un cadre (2005) ; Ruche dans son cadre – cadre dans la ruche (2005) ; Parcelle 146 section AB (2005) ; Sans titre (installation dans le pigeonnier de l’île, Négrepelisse), 2010

3Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Bibliothèque des Sciences Humaines, Paris, Gallimard, 2005.

4Voir, sur ce sujet : Johan Huizinga, Homo Ludens - Essai sur la fonction sociale du jeu [1938], Paris, Gallimard, « Tell », 1988.

5D’autant que l’on pourrait imaginer un dispositif particulier d’exposition dans lequel photographies, vidéos et textes donneraient à voir et à comprendre l’histoire de l’œuvre. Celle-ci pourrait également donner lieu à débats – conduits par des spécialistes –, sur des questions de sécurité, de propriété artistique ou de censure concernant l’art dans l’espace public.

6Robert Morris, « Notes on Sculpture », in Artforum, fév.-oct. 1966.

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