L’attention de l’être à la chose

Élodie Bernard, 2020

13 h 58
Aujourd’hui je traîne un peu des pieds. Le dispositif est en place. Ordinateur chargé : ok, cahier : ok, stylo : ok, application ouverte : ok. Mais il me manque réellement quelque chose. L’œuvre.

14 h 04
Je salue virtuellement Christophe Clottes qui m’accueille avec le sourire. Derrière lui se dresse une jolie bibliothèque, simple, en bois brut. Sur sa droite je remarque un caillou, de taille plutôt conséquente, de la taille d’une tête. Entre un caillou et un rocher. D’ailleurs, je me demande ce qui détermine le statut de l’un ou de l’autre. Christophe Clottes me parle rapidement de son parcours. Plutôt technique avant de s’orienter vers le design d’objet en école d’art. Il est déjà fasciné par les formes. Mais il se sent restreint, bloqué à toujours penser forme/fonction. Ce qu’il veut c’est créer des formes. Expérimenter, manipuler. Partir de formes simples puis les mettre en interaction avec le monde, pour que ces formes deviennent des corps autonomes. « L’objet n’est pas là seul, il est là avec son contexte et nous donne accès à quelque chose du contexte. » Il aime les formes rigides et simples. Parce qu’une fois associées à d’autres corps, ces formes deviennent organiques. Il aime que l’œuvre se nourrisse de la surprise, de l’inattendu et de l’accident. C’est d’ailleurs l’inattendu et l’accident qui amènent Christophe Clottes à me parler d’un phénomène naturel que je ne connaissais pas. Les roches erratiques. Des blocs de minéraux qu’il observe lors de marches en montagne.« Des blocs qui surprennent », me dit-il, qui surprennent parce qu’ils semblent avoir été posés, là, sans raison aucune. Ils ne font pas corps avec l’endroit où ils se trouvent. Ils se retrouvent là, par hasard, quand les glaciers fondent. Les blocs se détachent et glissent dans des trajectoires aléatoires. Ce qui intéresse particulièrement Christophe dans ces rochers, c’est que « lamasse a dépassé son statut de matière ». On passe d’un élément de paysage à un objet qui rassemble les gens, un objet rituel, un objet de croyance. La population lui confère

Presque un statut d’Être auquel on vient demander quelque chose. Fasciné par ce basculement, il a entrepris une série de dessins qu’il réalise selon un protocole strict : sur le motif, saisir le rocher par son contour, sans regarder sa feuille. Huit contours à 45° de différence. À la limite entre l’homme et la machine. Il vient scanner ce qu’il a sous les yeux. Sur le papier, il tente de reproduire le rocher avec tous les écarts que le protocole impose. Les huit contours se superposent, un peu comme des strates finalement. Ces dessins deviennent point de départ de dessins muraux, un autre rapport se met en place entre la nature et l’homme : changement d’échelle, changement de lieu, changement d’observation et de représentation. Au fur et à mesure de notre échange, je comprends qu’à travers ses protocoles, ses dessins, ses installations et ses vidéos, Christophe Clottes interroge les rapports nature/culture, corps/esprit, mais pour les dépasser. Je lui demande si son rapport au paysage est plutôt romantique, il me répond que non, il considère plutôt son approche comme anthropologique. Pour remonter le temps à travers les outils qui se trouvent autour de nous. Un galet, une roche, des procédés pour rejouer l’érosion en accéléré, sérigraphier, produire des estampes à partir des « objets techniques » qui sont là, dans la nature. Être à l’écoute des matériaux que l’on manipule ouvre de nombreuses possibilités. Il faut simplement prendre le temps de revenir aux choses simples. Je quitte l’application. Referme mon ordinateur. Je regarde le ciel par la fenêtre de mon bureau et comprends alors que dans la démarche de Christophe Clottes, le plus important c’est l’attention de l’être à la chose.

Journal de bord, jeudi 16 avril 2020

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