Formée aux arts visuels et à la théorie esthétique, Alexia Chevrollier développe ses recherches plastiques à partir d’une exploration méthodique des propriétés de la matière et de ses principes inhérents de métamorphoses. Deux approches essentielles se révèlent dans son travail : la mise en forme par le geste artisanal {note}1 et l’altération naturelle des matériaux. De ses lectures de Paul Lafargue dans son ouvrage Le droit à la paresse {note}2, Alexia Chevrollier se nourrit de la notion d’épuisement dans le travail et définit le temps comme un allié essentiel au murissement de ses œuvres. Ce temps est convoqué dans ses multiples états qu’il s’agisse de l’usure, l’oxydation, des principes d’altération naturels, mais aussi d’affaissements et d’écoulements : les lois de l’apesanteur comme force motrice au processus d’élaboration de l’œuvre. Alexia Chevrollier refuse toute forme d’érection imposée aux matériaux et travaille à l’inverse l’effritement, le ramollissement, l’étirement, en écho à un temps suspendu, ralenti. Elle tente d’exprimer une forme de traduction de l’ennui.
Qu’il s’agisse de travailler la terre, le plâtre, le verre, de découper ou souder le métal, l’artiste s’empare des savoirs techniques et artisanaux, parfois avec l’aide de collaborateur rices, pour les faire siens. Plusieurs pièces récentes (Eau douce, Sans titre (l’instant d’une chute), Eppur si muove) témoignent des explorations qu’elle a menées sur le verre épousant par soufflées ou coulées transparentes des volumes constitués de plaques ou de profilés de métal oxydé. Dérivée de cette série, la pièce monumentale Léthé, du nom de l’un des cinq fleuves de l’Enfer, se constitue d’une barque d’acier surélevée de quelques mètres sur trois pilotis. Installée dans une zone humide du littoral aujourd’hui asséchée, elle suggère une enjambée ou un voyage à venir pour échapper à un potentiel danger de montée des eaux. De cette barque gonflent des bulles de verres fragiles semblant ployer vers le sol. Leur surface fine et transparente s’inscrit en contraste des surfaces rouillées granuleuses et des patines de cuivre sur les pilotis. Chromatiques fascinantes faisant vibrer d’infinies variantes de verts et des bruns profonds aux orangés les plus flamboyants, les oxydations d’Alexia Chevrollier constituent un élément fondamental de sa pratique picturale qu’elle explore dans ses « tableaux-sculptures ». À partir de récoltes de déchets de fer et de cuivre qu’elle met en décomposition dans des bocaux, l’artiste extrait des jus d’oxydes dont elle tire de multiples nuances de couleurs appliquées en aplats monochromes brossés sur toile. Évoquant une « déréalisation de la matière », elle interroge la capacité d’un matériau robuste à s’exprimer différemment. Sur la toile, les éléments vibrent, se craquèlent et changent progressivement. L’artiste admet cet état non stabilisé progressant vers la décomposition, la finitude.
À l’époque où l’IA et les technologies annihilent toute vision singulière et tangible du monde et homogénéise les subjectivités, l’intérêt d’Alexia Chevrollier pour les matériaux humbles et non immuables, semble par de nombreux aspects faire écho aux recherches de ses aïeul es de l’Arte Povera. Les mêmes en leur temps, tentaient d’inventer un nouveau rapport au monde, à rebours des forces déshumanisantes et du consumérisme, ils invitaient à reprendre « possession de la réalité ». Partir de l’insignifiante matière, parfois là et invisible, à portée de main pour la faire exister ou en révéler les métamorphoses suppose de prendre en compte à la fois l’instant présent et le temps dans sa profondeur.
1Toutefois, nous allons, ici, nous intéresser davantage à l’altération naturelle des matériaux. Pour prendre connaissance de l’approche collaborative du travail d’Alexia Chevrollier, nous renvoyons à ses collaborations avec des charbonniers ou avec des souffleurs de verre.
2Paul Lafargue, Le droit à la paresse, 1880