À force égale

Matthieu Jacquet, 2019

Autour d’une tige verticale en métal, des morceaux de terre crue ondulent et s’affaissent, transformés par leur densité. Moulés sur des chaînes suspendues, des volumes de verre dégoulinent et boursouflent dans les airs. Des sculptures malaxées dans leur longueur, mélanges de plâtre et de limaille de fer, s’érigent sur le toit. Au cœur de la pratique d’Alexia Chevrollier, la matière est là : à l’état brut d’abord, emplie de tous ses possibles et de ses mystères, puis en tant que produit mouvant de ses infinies métamorphoses – révélée par ses reliefs et ses anfractuosités, consacrée par la rareté du hasard. La matière est présente, mise en scène telle la protagoniste centrale d’une pièce relatant ses tribulations, modulée au gré du temps et du geste. La matière est à la fois la mère, la nourrice et la fille, comme l’interprète plastique d’une prophétie auto-réalisatrice. La matière se fait, se ressent et se vit.

Fixes sans n’être jamais figées, les œuvres d’Alexia Chevrollier sont le théâtre d’une transmutation des états : le gazeux forme le solide, le solide devient liquide, le liquide forme le solide. Créée par l’oxydation du métal, la rouille est liquéfiée jusqu’à devenir peinture et vient colorer les toiles de ses teintes brunes à orangées. L’artiste parle alors d’une “déréalisation de la matière”, qui en se liquéfiant révèle tout son potentiel pictural. Inévitablement, la traditionnelle hiérarchie des médiums se trouve bousculée. En actrice majeure des oeuvres, la temporalité règne, saupoudrant d’ambiguïté le mythe persistant de l’oeuvre finie : dans cette poétique du détail, toute action visible sur l’oeuvre compte, qu’elle soit trace, coulure, courbure ou renflement. Traditionnellement mises de côté, les contingences de l’existence matérielle de l’oeuvre se retrouvent donc au centre et à l’origine même de sa conception. La richesse du matériau se dévoile dans ses vicissitudes.

Suspendu à la chaîne, le verre soufflé semble être sur le point de la brisure mais se maintient, régi par un savant équilibre… Le territoire poétique dans lequel s’installe l’œuvre d’Alexia Chevrollier est ce temps incertain qui précède la destruction, ce moment d’infime tension et de vulnérabilité – cet « inframince », comme aime à l’appeler l’artiste. C’est là, précisément, que réside la puissance profonde de ses œuvres : dans l’éventualité de leur fracture et de leur dégradation. Derrière leur instabilité, la plasticienne prouve sa résistance face au marché et joue avec cet inévitable paradoxe : faire vivre la matière implique de la fragiliser.

Car derrière chaque œuvre, un ou plusieurs geste(s) sont à l’origine de cette mélodie formelle : le souffle de la respiration derrière la formation du verre, l’effort des bras ou des genoux derrière la torsion du cuivre, la palpation qui modèle la terre puis la laisse glisser sur le métal, le mouvement qui étale le jus de rouille sur les surfaces d’une toile ou d’un voile de coton… Chaque œuvre porte bel et bien dans sa forme les marques son geste créateur, induisant le rôle démiurgique – parfois performatif – du corps d’Alexia Chevrollier. Outre cette dernière, plusieurs œuvres requièrent également le concours d’un maître verrier : loin de s’en distancier, l’artiste – présente à ses côtés lors du soufflage – perçoit cette intervention extérieure comme une « annexe de son propre corps ».

Reflet de sa pratique d’équilibriste, le titre À force égale évoque cette énergie des contraires qui compose des ensembles d’une étonnante harmonie. À force égale, aussi, car c’est avant tout sous la forme d’un échange avec la matière, véritable rituel fondé sur le don, que la plasticienne envisage sa démarche : son intervention naît de ce dialogue, d’égal à égal. Secondaire à l’existence de la matière, l’artiste n’est jamais qu’une de ses destinataires, à qui celle-ci viendrait confier certains de ses secrets. À Champigny-sur-Marne, Alexia Chevrollier se fait la cheffe d’orchestre d’un concert de matériaux qui jouent chacun leur propre partition. Rassemblées dans ce nouvel espace, ses œuvres y épousent sa lumière, ses formes, ses niveaux, s’adaptent à ses recoins, découvrent ses extérieurs et bravent ses intempéries… Puis, une fois le concert terminé, chacune continuera de vivre et de lentement se transformer, attendant que sa partition soit à nouveau jouée.

 

Texte écrit dans le cadre de l’exposition À force égale (2019), Maison des arts plastiques de Champigny-sur-Marne.

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