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Sanglar Story

C’est quand Fontane parvint en âge de procréer que les ennuis qui l’assaillirent firent basculer l’histoire du comté de Caylus.
Sa mère était une belle femme, veuve, elle vivait seule avec sa fille. Leur quotidien était fait de simplicité et de dénuement. La jeune femme s’employait à soigner les autres. Elle avait un don pour cela et la connaissance des herbes et de leurs usages. On ne lui connaissait aucun travers.
Un jour, elle fut séduite par un fort bel homme que l’on disait diabolique. Et pour cause : les nuits de lune montante, il se transformait en un gigantesque sanglier. Lorsqu’elle l’avait découvert, elle portait déjà le fruit de leur amour. Elle avait tenté de fuir le tyran qui, apprenant la nouvelle de son ventre gros, fit fouiller le village promettant de le détruire s’il ne récupérait sa descendance et celle qu’il appelait déjà « sa femme » .

L’air était frais ce matin de printemps-là. Toute la nuit, Fontane avait marché, guidée par un léger clair de lune, protégée par la semi obscurité.
Ce que ses yeux ne voyaient pas, ses pieds, ses mains et son nez le lui indiquaient. Les odeurs partout la guidaient. Elle avait fui la braise de son village incendié, l’odeur âcre du sang et les effluves des chairs calcinées. Les larmes avaient brûlé son visage et creusé dans ses joues le lit d’un torrent de fantômes.
Le seigneur qui avait mené le pillage la poursuivrait toujours. Il ne lui reconnaissait pas le droit de panser les plaies qu’il ouvrait dans le cœur et sur le corps de ses sujets.

C’est alors qu’elle courait dans le lit asséché d’un ruisseau que Fontane avait ressenti les premières douleurs, prélude à l’enfantement bien connu des femmes. Elle eu la force de marcher encore jusqu’à une cuvette. Les nuages vinrent alors obscurcir la nuit et le vent souffla de telle sorte que le monstre ne put retrouver sa trace. L’eau se mit à jaillir du sol et coula vers la cuvette, venant envelopper la parturiente comme pour adoucir sa peine. Les larmes de la jeune femme se mêlaient à l’eau de la source miraculeuse. Dans de terribles souffrances, elle mit au monde son enfant qu’elle porta aussitôt à son sein. C’est à cet instant qu’elle sentit sous sa main les soies rêches qui recouvraient la tête du nouveau-né. Elle livra tout son lait et son essence de vie à son petit, et, dans un soupir, serrant contre elle le petit monstre qui aspirait goulûment la vie de sa mère, s’enfonça dans l’eau.
Les gouttes d’eau se tressèrent alors en une robe blanche qui enveloppa le corps de la défunte. Son fantôme partit se réfugier dans la grotte qui se trouvait à quelques pas de là tandis que l’enfant dans un nid de branchages dériva sur le cours d’eau.

Le seigneur Sanglar arrivant trop tard ne put que constater la mort de celle qu’il avait aimée et haïe, son ventre mou trahissait la coquille vidée qu’était désormais ce corps inerte et il n’eut aucun espoir quant à la survie de son enfant. La grotte se referma sur le spectre. De l’eau de la cuvette, abondante quelques instants plus tôt, il ne restait qu’une flaque d’où surgit un crapaud. Il apostropha le géant : « Ne cherche pas ! Fontane t’a échappé à jamais. Par sa mort tu as provoqué les ondes, tu n’apprécieras désormais plus aucun mets, tu ne te gaveras d’aucun banquet car toute saveur pour toi est devenue identique, désormais tu n’auras plus d’appétit et ne vivra sans autre besoin que de l’eau. Mais attention ! Cette eau devra être pure. Sache qu’il te sera difficile de la quérir car toutes les sources de la terre portent désormais les larmes de la pauvresse qui s’y sont répandues. L’eau te fuira et partout où tu iras, la sècheresse règnera ».
Il en fut ainsi et le géant parcourut pendant des années les Causses, toujours en quête d’eau. Ne pouvant lui-même la puiser, il faisait régner la terreur chez les paysans contraints de lui livrer quotidiennement la moitié de l’eau qu’ils puisaient. C’est ainsi que, pour apaiser l’inextinguible soif du monstre, on creusa la terre et la pierre et que les Causses du Quercy se parsemèrent de puits et de fontaines. Il en est une qui fut baptisée fontaine des Chantepleures en mémoire de la malheureuse disparue. Certaines nuits de nouvelle lune, l’eau y remue sans que l’on sache pourquoi. Ses remous forment une mélodie douce comme une berceuse.

Des Caylusiens partis pour la pêche au petit matin sur le lac de Labarthe aperçurent ce qui s’apparentait à un animal rose et ras couinant au milieu de bois flottants. A l’aide de leurs cannes, ils parvinrent à ramener la chose sur une berge et ne purent que constater qu’il s’agissait d’un nouveau-né tout ce qu’il y avait de plus vivant et gazouillant. Le ramenant éberlué à l’auberge, il fut décidé qu’un conseil exceptionnel de la mairie y serait tenu l’après-midi même pour savoir quel sort on attribuerait à l’enfant inconnu. Alors que chacun y allait de son avis, l’un voulant l’abandonner en forêt car on ne savait jamais quels ennuis il pouvait apporter, l’autre en faire une main d’œuvre gratuite pour tous les travaux du village quitte à le faire dormir avec les porcs, un jeune potier veuf se leva lentement et, usant du respect qu’il avait au village, d’une voix ferme et posée, il proposa de le recueillir car il avait toujours voulu transmettre son savoir à un disciple. Chacun savait que la perte de sa femme avait fait de la vie du potier un quotidien de labeur et de silence. La boutique qui jadis était remplie de musique et de rire, alors que l’attachement qu’ils avaient l’un pour l’autre inspirait encore des comptines que les enfants reprenaient, portait désormais le poids silencieux du deuil et de la maladie qui emportait les sourires de quiconque y entrait. Tous s’accordèrent à accepter sa requête et quand le potier pris l’enfant dans ses bras, celui-ci le gratifia d’un sourire que le potier lui rendit instantanément sous les yeux conciliants d’une assemblée souriant elle aussi niaisement du spectacle.

 

« La danse au clair de lune », 2017 (détail)
Peinture sur bois, 80 x 70 cm
Épisode de la légende du CCC réalisé par Françoise Bernon en partenariat avec le menuisier de Caylus

 

C’était une petite fille, il l’appela Suzon. Très tôt le jeune père s’était rendu compte que les soirs de pleine lune son nouveau-né s’agitait fortement dans son berceau. N’ayant pas l’esprit maternel ni d’instinct tendre, il la laissait se calmer sans jamais oser aller la rassurer ni tenter le moindre réconfort. L’enfant grandissait. Parfois, lors de ses trop grandes agitations mensuelles, il retrouvait le lit complètement saccagé et plus elle croissait, plus les dégâts devenaient importants jusqu’à parfois retrouver la production de pots brisés au sol et les portes défoncées. Il trouvait au matin la porte d’entrée grande ouverte et l’enfant endormi paisiblement au milieu des débris de céramique, couvert d’égratignures et le visage barbouillé de terre fraîche.

À l’aube de sa septième année, le potier décida de guetter l’enfant lors de la prochaine pleine lune. Il se tenait devant la chambre quand, après l’avoir entendu grogner en s’extirpant du lit, la porte s’ouvrit maladroitement. Avec un certain dégoût, il identifia dans la pénombre un groin furetant à travers l’entrebâillement, qui bientôt fut suivi d’un corps poilu à grandes oreilles et deux grandes dents scintillantes. Une créature mi-homme mi-bête, se tenant alternativement à quatre pattes et reniflant bruyamment plaintes et planchers se dirigea vers la sortie. D’un violent coup de ce qui devait être sa main, elle ouvrit la porte et s’enfuit de sa drôle de démarche en direction de la forêt.
Sans se faire remarquer, le père adoptif réussit à pister son enfant-monstre à travers les sous-bois, n’évitant pas les ronces malgré l’éclairage puissant que produisait la lune. Soudain la bête s’arrêta au milieu d’une clairière caillouteuse du causse. Le calcaire blanc renvoyait si fortement la lumière bleutée qu’il pu parfaitement distinguer la scène qui s’y déroulait. Son jeune goret semblait attendre patiemment l’arrivée d’une bête imposante annoncée par les craquements des branchages alentours. Il surgit enfin un sanglier aux proportions démesurées avec qui, après lui avoir fait fête, son jeune marcassin disparut dans les profondeurs de la forêt où il faisait trop sombre pour qu’il ne parvienne à les suivre. La légende du seigneur Sanglar était donc vraie, une bête mi-homme mi-sanglier rodait assurément dans la région mais elle était désormais accompagnée d’un acolyte qui était sa propre fille. Partagé entre le bien de la communauté et celui de sa fille adorée, il décida d’en discuter avec elle dès le lendemain afin de ne pas prendre de décision hâtive.

Sa fillette n’avait pas les idées claires quand, à la veille, elle ne savait exactement dire si pour elle il s’agissait d’un rêve ou d’un réel souvenir. Au fil de la conversation, elle comprit que les songes qui la hantaient régulièrement depuis son enfance étaient en vérité des épisodes réels et que ce sanglier qu’elle vénérait et conservait dans le fond de son cœur comme un totem était une créature véritable. Convaincu de l’innocence de sa fille, de sa candeur et son caractère inoffensif, malgré cette bête immonde qu’elle lui supplia d’épargner, ils convinrent que ce secret resterait entre eux.
Le potier vécut harmonieusement avec son enfant-garou jusqu’au jour où celui-ci devint une belle jeune fille en âge de se marier. Elle avait de nombreux prétendants parmi lesquels son père l’encourageait à rapidement faire un choix, persuadé que les transformations périodiques cesseraient avec son statut de femme. Il lui tardait qu’elle accepta d’enfiler l’alliance.

La veille de ses noces avec un jeune chasseur - c’était un soir de pleine lune, elle était convaincue, comme son père, que ce serait sa dernière fugue. Cependant elle ne réapparut pas au matin. Les invités patientèrent sous les guirlandes et les lampions parsemant la place de la halle, en vain. Alors que le prétendant fou de rage hurlait son déshonneur et menaçait le potier de vengeance, exigeant réparation, celui-ci dut avouer à contrecœur les étranges mœurs de sa fille adoptive devant tout le village. Une cohue mêlée de colère et de terreur prit la population et il fut décidé dans la clameur générale qu’il fallait organiser une grande battue afin de débarrasser leur campagne des monstres. Avec rage, chiens et mousquets, une dense foule envahit chaque parcelle sauvage jusqu’à la tombée de la nuit où ils débusquèrent et tuèrent l’énorme sanglier.

 

« Chasse et mort de Sanglar », 2017 (détail)
Peinture sur bois, 80 x 70 cm
Épisode de la légende du CCC réalisé par Françoise Bernon en partenariat avec le menuisier de Caylus

 

Le potier cloisonné chez lui sanglotait en se maudissant d’avoir trahi sa protégée, priant le ciel qu’ils ne lui fassent pas de mal. Il n’entendit même pas le tapage de la foule descendant la rue droite. Emportant avec eux les flonflons du mariage abandonné, ils acclamaient les prouesses des jeunes chasseurs qui se faisaient passer la hure tranchée de pieu en pieu.
Les Caylusiens se réveillèrent le lendemain avec un sentiment de devoir accompli et de légèreté d’âme qu’ils attribuèrent à la disparition de cette menace qui fut pourtant si soudaine. Seul un homme se traîna le cœur lourd jusqu’à la chambre de sa fille disparue où il la découvrit avec stupeur et soulagement. Comme quand elle était enfant, elle souriait dans son sommeil. Attendri, il la contempla longuement. Les brindilles qu’il aperçut dans ses cheveux et ses ongles plein de terre lui remémorèrent les événements de la veille et il se mit à sangloter de plus belle jusqu’à la réveiller. Alors qu’elle lui demandait les causes de ce chagrin, il lui rapporta les faits, lui désignant l’endroit où elle pourrait trouver ce qu’il restait de son vrai père.
À toute allure elle se rendit sur la place de la halle où la tête trônait perchée sur un croisement de quatre pieux que l’on avait enrubannés de fanons et de fleurs de crépon déteintes. Le sang de la bête se mêlait aux taches de vin répandues sur les nappes blanches des tables alentours. Folle de douleur, elle étreignit le chef de son père monstrueux, le serrant fort dans ses bras tremblants, elle courut jusqu’au lac pour s’y noyer.

 

« Désespoir de la jeune fille », 2017 (détail)
Peinture sur bois, 80 x 70 cm
Épisode de la légende du CCC réalisé par Françoise Bernon en partenariat avec le menuisier de Caylus

 

L’ayant suivi, son malheureux père adoptif tenta de la repêcher en vain. Plongeant dans les eaux vaseuses du lac, il s’y enlisa si bien que le froid hivernal commença à geler les rives sombres pour se refermer peu à peu sur lui. Bientôt la glace vint l’étrangler et les habitants retrouvèrent sa tête bleuie émergeant au centre du lac recouvert de glace.

Chaque année, ils célébrèrent cette tragique battue. Chacun portant masques et guirlandes rappelant l’interruption d’un mariage qui ne fut jamais consommé que par le sang.
Les jeunes filles à marier devaient se tremper dans le lac afin de se prémunir contre le célibat et les jeunes hommes leur réservaient les offrandes de leur chasse. Au fil des ans, les défilés devinrent des communions en l’honneur de la libération de la commune de la bête et des pleurs du potier pour sa fille perdue, en déposant des lampions flottants creusés dans les crânes de sangliers sur les rives du lac de Labarthe. Quand il arrivait qu’il fût gelé, les prétendantes au mariage étaient désignées pour aller les déposer au centre. Si la glace ne craquait pas, elles étaient considérées comme pures et on leur attribuait un mari parmi les chasseurs.

Lou-Andréa Lassalle-Villaroya