Franck Eon, une peinture pragmatique

Paul Bernard, 1997

Une table, six chaises. Lentement, la caméra tourne autour. A y regarder de plus près, le mobilier est constitué par des châssis monochromes de même taille mais de couleurs différentes. La caméra s’écarte pour révéler une salle au mur ajouré. En la contournant, on s’aperçoit que celle-ci se trouve prise dans un bâtiment éclairé par de larges baies vitrées. On recule à nouveau, on franchit les vitres. L’œil identifie alors le bâtiment numérisé : une sphère sur un monticule triangulaire et voila le Futuroscope de Poitiers. La caméra s’élève. On se détache progressivement du bâtiment pour en voir les coordonnées géographiques : une vaste prairie encerclée par la mer. On quitte alors cette île mystérieuse. La mer est calme, le temps est splendide, tout va bien.

Matrice de l’exposition Salle Blanche à Nantes, la vidéo d’animation Sans-titre (2007) de Franck Eon fonctionne comme une équation à une inconnue. Réalisés avec un logiciel de 3D, les volumes vectorisés dans lesquels déambule la caméra figurent une suite de décors en attente de fiction, de héros. Chacun agit sur l’autre comme le facteur d’une parenthèse mathématique. L’information, à mesure qu’elle nous parvient, se trouve sans cesse perturbée. Sommes-nous dans un vaisseau spatial ? Un laboratoire ? Dans un parc d’animation ? Une Ile des morts ?

Le x de l’équation, son héros, ça pourrait bien être John, ce personnage invisible dont le narrateur nous décrit les différents faits et gestes. A son sujet, on ne peut faire que des suppositions. De toute évidence, il semble avoir échoué dans ce décor coupé du continent avec une mission. C’est vraisemblablement lui qui calcule, traite l’information, s’assoit autour de la table. C’est peut être lui qui filme les lieux et nous les donne à voir. Il n’est pas une coquille, un signe visuel qu’il nous reviendrait d’investir, mais juste un fantome qui hante la fiction. Et comme tout fantôme, son existence elle-même est sujette à caution. Elle dépend d’observateurs en mesure d’interpréter les signes qu’il émet

Franck Eon s’inspire ici de la chambre chinoise, une expérience virtuelle de John Searle. Le philosophe américain imagine un homme (en l’occurrence lui-même) dans une pièce fermée avec la possibilité de recevoir et de donner des symboles. A sa disposition, des caractères chinois et un manuel d’instruction lui permettant de produire certaines suites de caractères en fonction de ceux qu’une personne extérieure lui ferait parvenir. De fait, si on lui soumet des questions en chinois, le manuel de correspondance lui permettra d’y répondre correctement sans y avoir compris quoi que ce soit. Il agit de la même manière qu’un programme informatique formulant un énoncé qu’il n’est pas en mesure d’interpréter lui-même. Searle en déduit une distinction entre deux aspects du monde : ce qui existe indépendamment d’un observateur et ce qui est relatif à une interprétation.En donnant vie à John et en l’intégrant à son œuvre, Franck Eon tisse des liens entre ces deux mondes, celui de l’objet et celui du signifiant. L’ordinateur occupe une place importante dans sa pratique picturale. Comme lieu de stockage bien sûr, mais surtout comme lieu de calcul permanent. Chaque tableau du peintre est un fragment, une image gelée de différents films en cours de calcul. Ce qui semble l’intéresser, c’est moins de produire un résultat global, que d’exhiber la formule et ses solutions partielles. L’ordinateur, le programme informatique produit une image, un énoncé parfaitement logique. A un fait donné, une traduction binaire simultanée. Une porte ouverte égal 0, une porte fermée égal 1. Mais le travail d’un peintre n’est pas seulement de transporter un contenu sémantique préalablement constitué. Il lui faut faire des objets, exister dans le monde, frapper sa propre monnaie. Il ne s’agit plus alors de savoir si une peinture est vraie ou fausse, plus ou moins en accord avec une réalité ou une intention qui la précéderait, mais prendre acte de son existence. Olivier Mosset use d’une formule pour évoquer ce passage : « quand ce que l’on sait se transforme en ce que c’est ».On pourrait appliquer à la peinture ce que les recherches du philosophe J.L. Austin (dont Searle était l’élève) ont mis à jour pour le langage : son aspect performatif. A savoir que dans le fait d’une énonciation, même descriptive, il y a toujours un engagement. En communiquant, je ne me contente pas de décrire le monde qui m’entoure, j’agis sur lui, je le fabrique. Par l’impulsion d’une marque, d’une trace, je communique une force. Force rouge, force bleue, force jaune…

« Le politique consiste à reconfigurer le partage du sensible qui définit le commun d’une communauté, à y introduire des sujets et des objets nouveaux, à rendre visible ce qui ne l’était pas et à faire entendre comme parleurs ceux qui n’étaient perçus que comme animaux bruyants » J. Rancière, Malaise dans l’esthétique

Peindre un tableau, c’est faire exister une parole publiquement. Peindre une image, la répéter, c’est lui donner voix au débat avec toute son intelligence, sa capacité à muter, à changer de statut, à générer elle même d’autres images. Le mobilier d’art and language, cette table et ses six chaises, se retrouve quasi systématiquement en trame de fond des expositions de Franck Eon. Imprimé sur un papier peint (2001, coll. Frac Aquitaine) ou débutant la vidéo de Nantes, cet espace de débat, quelque part entre la table de repas familial et celle des négociations, annonce que les pourparlers restent ouverts. Il faut sans cesse rediscuter de ce que l’on va peindre. Derrick ou le Futuroscope, sont des « personnages » récurrents de ce micro parlement. Au fil des séries, le peintre les pèse, évalue leurs portées, avant de les établir eux-mêmes comme unité de mesure. Si des consensus existent, ils demeurent précaires et contingents. On est toujours dans le calcul, l’expérimentation.

Plutôt que d’univers, il faudrait parler de constellations éonnienes, avec tout l’aspect aléatoire que ce mot laisse entendre. Suivant les agencements qu’il élabore, les signes manipulés prennent des postures différentes. Si nous avons affaire à un objet connu, il demeure toujours quelque chose d’autre.

Considérer la performativité du langage, c’est également admettre que le sens d’un énoncé, dans le fait de son énonciation, est systématiquement indexé à son locuteur. C’est particulièrement vrai dans le langage pictural. Même le formalisme le plus rigide se trouve toujours contaminé par une identité, déformé par une fonction auteur : les cercles peints par Mosset sont autant une sorte de degré zéro de la peinture que l’initiale de son prénom.Richard Rorty faisait remarquer qu’un artiste « fait avec des marques et des bruits ce que d’autres font avec leur conjoint, leurs enfants, leur collègue ou leur outil de travail, les fonds de leur société, les biens qu’ils accumulent à leur domicile, la musique qu’ils écoutent, les sports qu’ils pratiquent ou regardent ou encore les arbres qu’ils croisent sur leur chemin en allant travailler ». C’est rabaisser toute l’autorité de l’artiste et de son statut dans la cité. Il n’est qu’un cas particulier. Une voix non pas au-dessus, non pas en marge, mais bien parmi nous.

Franck Eon ne pratique pas l’appropriation, pour reprendre un terme à la mode. Les images qu’il nous donne à voir sont d’abord les siennes, celles qui structurent sa pensée de peintre mais aussi d’individu. Il use d’un langage ordinaire, acceptant sa contingence, ses accidents voire ses contresens. Le projet pictural qu’il se donne est un projet pragmatique, n’anticipant rien au-delà d’une série. Si les utopies modernistes y font quelques apparitions, leurs étendards flottent au même niveau. Dans ses compositions abstraites, la modestie du rond ("faire des ronds dans l’eau") vient se substituer à l’autorité rationnelle du cercle.La peinture de Franck Eon tente de réconcilier pop art et expressionnisme ; comme deux identités dont chacune prendrait, à tour de rôle, le pas sur l’autre pour lui faire écran. Prise individuellement, chaque oeuvre recouvre plusieurs strates. Elle n’est que la partie émergée, la dernière étape connue d’un projet en cours d’élaboration. Paradigmatique, cette autre vidéo du peintre, X-Woman (2005, coll. Frac Limousin) où l’on voit ce professeur de sociologie emprunté à John Currin disparaître progressivement sous l’invasion d’une meute de ronds rouges. Jusqu’où tout cela nous mènera-t-il ? Nous ne sommes pas actuellement en mesure de répondre.

Paul Bernard

Salle Blanche, Musée des Beaux-Arts de Nantes, 14 septembre-24 octobre 2007

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